Ryoko SEKIGUCHI, Nagori, la nostalgie de la saison qui vient de nous quitter

Publié aux Éditions P.O.L en 2018

Lu dans l’édition Folio de mai 2020

144 pages

J’avais lu auparavant Ryoko Sekiguchi, sans m’en apercevoir… Elle est la traductrice qui a permis une nouvelle et belle version du chef-d’œuvre de Jun’ichirô Tanazaki, Éloge de l’ombre, titre retraduit par Louange de l’ombre, un ouvrage paru en 2017 aux Éditions Picquier que je garde précieusement dans mes livres essentiels. Poétesse, essayiste ayant commencé à publier en japonais en 1988 puis passée à l’écriture directe en français depuis 2001, Ryoko Sekiguchi a beaucoup écrit sur les saveurs et les cultures culinaires, s’interrogeant également sur les mots, notamment dans Nagori, objet littéraire inclassable, essai sur les saisons, essai linguistique, récit d’anecdotes personnelles, poème, qui se termine avec le menu du « Dîner des 100 ingrédients » préparé par elle pour célébrer sa fin de résidence à la Villa Médicis en 2014.

Le nagori japonais n’a pas d’équivalent dans la langue française. Il exprime l’interaction entre le sujet et la personne qui le regarde – un Je-ne-sais-quoi dirait Jankélévitch – ce qui reste quand la saison change, quand une chose passe, quelle qu’elle soit. L’image qui m’a marqué est « la lune de nagori », une expression japonaise pour désigner la lune qu’on aperçoit encore à l’aube, aussi celle de « la coupe de nagori », la coupe de l’émotion dans la nostalgie de la séparation. J’ai beaucoup aimé le chapitre intitulé poétiquement : « Ce qui court, fleurit, laisse l’empreinte de ses vagues », où Ryoko Sekiguchi explique dans le détail cette notion complexe de Nagori. La diversité des cultures et des langages développent des précisions lexicales enrichissant l’humanité, message essentiel qu’elle nous livre dans la légèreté du talent.

Les saisonnalités sont au cœur du livre et jamais je n’avais trouvé réuni autant d’éléments tout à fait pertinents et poétiques sur le sujet. Les saisons sont un phénomène naturel bien différent d’un pays à l’autre dans leur réalité ou leur perception : « On dit souvent que les Japonais sont sensibles aux saisons. Les Japonais eux-mêmes se vantent de cette qualité. On s’extasie d’apprendre que le calendrier japonais traditionnel compte vingt-quatre, voire soixante-douze saisons, chacune bénéficiant d’une appellation évocatrice du moment de l’année qui lui correspond. »

La poésie des cycles des saisons, du renouveau, se brise au milieu du livre sur la catastrophe de Fukushima du 11 mars 2011, évoquée dans le chapitre intitulé Saisons violentes et politiques. Délaissant un temps l’aspect poétique des saisons, l’auteure invite l’extrême violence de la nature avec les conséquences d’un tsunami, par exemple, ainsi que les catastrophes causées par l’homme. J’ai beaucoup apprécié le passage où elle remarque que la forme très courte du haïku est inappropriée pour traiter des dénis de justice, guerres et génocide. Pour commémorer Fukushima, elle en appelle à « …un traitement politique, et une réflexion de tous les jours. »

Quel livre délicieux qui élève la réflexion en parlant de tomates, des sauges et des fleurs d’orangers. Le talent, l’ouverture d’esprit et l’humilité devant la complexité du monde rendent cette cuisine « littéraire » convaincante. Tous ces produits de la nature, mis dans notre alimentation puis dans notre corps, font partie de nous-mêmes, nous relient au grand tout du monde.

Un livre très court, délicieusement bien écrit. Pas de traducteur ici, cette autrice bilingue nous immergeant directement dans ce que la culture japonaise a de plus beau, ce qu’elle nomme « une esthétique en lien avec la nature ». Refermant ces pages d’une sensibilité merveilleuse, je pense aux fleurs tardives du jardin rappelant la splendeur de l’été, aux dernières figues dont le goût a évolué depuis la première récolte en début de saison…

Il existe de multiples façons de lire dont celle de tisser des liens entre les écrits d’auteurs qui n’ont à priori rien à voir. Le hasard des rencontres littéraires m’a fait explorer en même temps le Nagori de Ryoko Sekiguchi et Un été avec Jankélévitch de Cynthia Fleury. Ce rapprochement fortuit m’a fourni un exemple du charme du Je-ne-sais-quoi et de l’importance du Presque-rien, expressions utilisées par le philosophe désignant une émotion de la connaissance et de la conscience des choses, déclinées ici avec d’autres termes : « ces petites choses infimes, pas forcément dramatiques, mais si fragiles et délicates qui composent notre vie. » Si j’ose un voyage mental entre l’instant et le temps long, je retrouve une exaltation, un même amour de la vie en arrière-plan des œuvres de Ryoko Sekiguchi, Vladimir Jankélévitch et (à titre d’hommage) à Hubert Reeves – nous sommes des poussières d’étoiles voyageant dans le cours des saisons…

Et vous, vous arrive-t-il de mettre en présence des auteurs très différents, de les confronter et les évaluer les uns par rapport aux autres, fabriquant une expérience personnelle de lecture encore plus riche ?

Autres citations :

« On croit parfois universels certains concepts qu’on estime essentiels à la vie, et on s’étonne d’apprendre qu’ils ne s’appliquent pas partout. C’est le cas, par exemple, des notions de « société », de « liberté » ou d’« amour », qui n’existent en japonais que depuis l’ouverture du pays au XIXe siècle, comme concepts traduits des langues européennes. Le constat étonne toujours les non-japonais. »

« La nourriture a ceci de particulier qu’elle nous introduit à la complexité de la saison par les plats, qui sont autant d’associations de plusieurs êtres vivants, ou qui le furent. Comme des corps célestes en rotation, chacun à une vitesse et sur une orbite différentes, qui soudain se rencontrent. »

« Pour une fois je voulais écrire un livre sur la vie. Ou sur la mort qui est la continuité de la vie. Sur les morts qui cohabitent avec la vie. Parce que c’est cela, les saisons. Les morts, ou les disparitions successives qui laissent la place à d’autres vies, mais qui un jour font retour. »

Notes avis Clesbibliofeel octobre 2023, Ryoko Sekiguchi, Nagori, la nostalgie de la saison qui vient de nous quitter

12 commentaires sur “Ryoko SEKIGUCHI, Nagori, la nostalgie de la saison qui vient de nous quitter

  1. J’ai beaucoup aimé lire ta chronique. Pour répondre à ta question, je trouve que je fais peu de rapprochements entre les écrivains. Et pourtant, il me semble que je le devrais car cela apporte une richesse à l’article et élève le niveau. Je le faisais lors de mes études littéraires. Je crois que j’aimerais beaucoup ce livre de Ryoko Sekiguchi. Il m’apparaît aller à l’essentiel. Merci!

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  2. Bonjour Alain,

    Merci pour cette belle chronique… Il me semble avoir découvert le concept de « nagori » dans le magazine « Géo » hors-série consacré au Japon, qui commençait avec certains mots japonais qui n’ont pas d’équivalent en français !

    J’aime beaucoup ta mise en perspective de différent·es auteur·ices, merci 🙂

    D’ailleurs je crois que Ryoko Sekiguchi publiera « L’appel des odeurs » début 2024. « Nagori » est sans doute une jolie idée cadeau en cette période de Fêtes…

    À bientôt,

    Lilly

    Aimé par 1 personne

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