Grégoire DOMENACH, Refuge au crépuscule

Christian Bourgois Éditeur, publié en mars 2024

324 pages

Retour sur un roman atypique lu dans le cadre du Prix Orange du livre 2024. Je l’ai trouvé remarquable, aussi j’ai eu envie de vous en parler même s’il ne fait pas partie de la sélection finale ! Le regard se transporte dans une région du monde particulièrement méconnue des occidentaux. L’auteur a cette volonté de comprendre les êtres et leur histoire, sans donner la leçon. On accède ainsi à une vue large misant sur l’intelligence du lecteur.

Bien pensé, bien construit, ce roman cumule beaucoup d’aspects séduisants dans un dosage savant. Il peut être lu pour le récit d’aventure permettant de découvrir un pays à l’écart des radars actuels, raison pour laquelle Barza a trouvé refuge au Kirghizstan, petit pays d’Asie centrale pas facile à placer sur une carte. Heureusement, l’auteur nous en présente dès les premières pages. Il peut être lu pour la réflexion sur le sens de la vie et de l’histoire.

Gaspard Dernaisse est un jeune photographe français à la recherche d’aventure après la mort de sa mère. A l’aéroport d’Istanbul, il rencontre Arstan Isaev. Les deux hommes sympathisent et se retrouvent à Bichkek, au KirghizstanArstan avoue être atteint d’un cancer en phase terminale. Il lui demande de l’aider à réaliser un livre-photos sur son pays, sur les mille vies qu’il a vécues, dans le but de le remettre à Hannah, sa femme qui vit alors en Allemagne. Pour le guider au Kirghizistan, et aussi plus au nord dans le pays plus vaste du Kazakhstan, il lui présente un mystérieux fugitif français, Barza.

J’ai aimé l’introduction, rappel des tentatives d’approche en Ouzbékistan voisin, effectuées en 1838 et 1841 par l’armée anglaise dont les émissaires ont vite été jetés en prison. Un missionnaire illuminé allemand nommé Wolff propose alors d’aller intercéder auprès du Khan pour les faire libérer… « Avec une foi pareille il aurait pu changer la lune de place. » Mais pour apprendre qu’ils ont été exécutés. Introduction habile puisqu’on découvre en fin de chapitre que c’est le charismatique Barza qui raconte. Il anime ainsi de son charisme un club clandestin où se retrouvent des personnages de toute nature, étrangers, aventuriers, commerçants…

Ensuite, les déplacements de Gaspard et Barza permettent de découvrir des personnages incroyables, tous intéressants et bien incarnés, racontant par touche l’histoire compliquée de ces pays d’Asie centrale inclus dans L’URSS puis rejetés dans le néant après la dislocation du vaste empire. Arstan est un personnage clé du roman : grand scientifique au cosmodrome de Baïkonour, base de lancement russe située au centre du Kazakhstan, il a été lié au pouvoir communiste puis marié à une allemande. Il est resté au Kirghizstan pour sauver ce qu’il peut de son pays magnifique et a créé une association de défense des animaux menacés, notamment le léopard des neiges et l’argali, luttant contre les braconniers et les vendeurs illégaux.

Grégoire Domenach possède une écriture flamboyante, notamment quand il s’agit de décrire la nature et les paysages montagneux des contrées traversées. Il est aussi un conteur passionnant quand il nous fait vivre les péripéties du périple : la lutte de Barza avec leur hôte, l’accident de voiture, l’attaque par le chien à la décharge… C’est un récit sur le deuil et l’exil, sur les voyages sans retour. « Un prétexte. Oui. Vous cherchez l’échappatoire. Et donc vous cherchez un refuge, vous aussi. » Récit sur le temps capté par la photo, cela a déjà été fait maintes fois mais les lieux et l’écriture rendent cette expérience unique. L’écrivain capte la vie comme le photographe retient la lumière, il écrit en couleurs :

« À l’aurore, nos hôtes dormaient au sein de la roulotte – à l’exception d’Altinaï qui enfournait du charbon dans le samovar. Elle avait mal dormi, c’était visible, et s’emparait de petits morceaux de charbon, l’un après l’autre, comme de morceaux de nuit. »

Un récit utile pour penser la diversité du monde et élargir le champ des lectures qui nous sont offertes. Une littérature vivante donnant du sens et une place à chacun dans son histoire et dans l’Histoire. Un roman intelligent qui m’a embarqué et bouleversé.

Autres citations :

« Le soleil jaillit soudain de derrière un éperon rocheux. Les versants lustrés par le vent furent inondés de lumière et prirent la forme de grandes ailes pailletées d’or. Bientôt, c’est toute la montagne qui brasilla sous nos yeux. Plus haut, sur les faces orientées au nord, les pentes se nervuraient de glace bleue, et encore plus en altitude, sur les cimes déchiquetées, la neige se soulevait comme la crinière d’un cheval. »

« Mets ton œil dans le viseur, là. Tu vois. Quand tu appuies sur le bouton, celui-ci déclenche l’obturateur et lui ordonne de s’ouvrir. Alors, la lumière entre. Elle passe à travers l’objectif et le diaphragme pour atteindre la pellicule, tu comprends ? La photo, c’est d’abord le voyage de la lumière. C’est recueillir la lumière. C’est s’appuyer sur son énergie pour sculpter une image. »

« Arstan aurait très bien pu continuer à vivre en Europe, assis paisiblement au fond d’un fauteuil à bascule, avec vue sur le Rhin. Mais non, lui, il ne voulait pas du confort. Il n’a jamais voulu de la vie facile… Il est rentré en Asie centrale pour défendre la nature, le monde sauvage, les animaux en péril. C’est son grand combat. Il a conscience qu’il sera vite oublié, mais il aura essayé de sauver quelque chose dans le désastre. Comme tous les idéalistes. »

« Vous cherchez à comprendre comment le monde s’est brisé, et pourquoi. Vos photos parlent de ces choses-là. Je le sens. Elles parlent de cette détresse. Je vous ai parfois critiqué, c’est vrai, mais je dois dire que quand j’ai vu vos photos, elles m’ont touché… Vous et moi, nous sommes de la race de ceux qui cherchent. De la race de ceux qui chercheront toute leur vie et qui mourront sans avoir jamais trouvé, mais ce n’est pas grave. Non, ce n’est pas grave tant que l’âme ne se nécrose pas. »

Notes avis Bibliofeel mai 2024, Grégoire Domenach, Refuge au crépuscule

9 commentaires sur “Grégoire DOMENACH, Refuge au crépuscule

  1. Très belle critique, donne vraiment envie de le lire. Je fais partie de ces êtres qui ressemblent un peu à vos personnages, idéalistes mais réalistes quand même. Merci pour cet éclaircissement.

    Sophie

    Aimé par 1 personne

    1. J’aime bien la formule : « idéaliste et réaliste quand même… » Un équilibre difficile qui dit l’envie, le besoin de ne pas renoncer à nos rêves. Ça me va et correspond au superbe roman de Grégoire Domenach.

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    1. J’aime beaucoup partager mes coups de cœur. Et j’ai reçu en retour un message émouvant de Grégoire Domenach lui-même… A lire dans les commentaires sur mon blog Clesbibliofeel. C’est vraiment gratifiant de lire que des auteurs peuvent être encouragés dans leur travail d’écriture 😃. Belle découverte j’espère de ce jeune auteur.

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