Éditions Viviane Hamy, paru en septembre 2024
156 pages

Livre de la rentrée 2024 qui surprend d’emblée par une narration tout à fait singulière dans ce récit intemporel évoluant sur une ligne de crête entre ironie, pensée surréaliste et flash d’idées percutantes. Découverte d’un grand nom de la littérature, cela saute aux yeux dès le premier livre lu !
Quatre personnages apparaissent, aux noms ne les attachant à aucun pays, appartenant au monde entier. Le premier est Kahnnak. On entre directement dans le vécu d’un assassin, comme une thérapie pour tenter de comprendre ce qui échappe. Écriture à l’os, pour reprendre le titre accrocheur. D’emblée l’écrivain dit la solitude, la propension au mal par désir de tout posséder, ce qui devient sous la plume de l’auteur :
« Ils sont quatre dans la petite maison où la solitude individuelle n’empêche pas l’inceste ; les animaux portant le même patronyme sont gourmands et ne renoncent pas à toutes les opérations que le désir leur permet. »
Trois hommes, une femme : Kahnnak, Maria Llurbai, Albert Mulder et Vassiliss Rânia. Quatre âmes en perdition – l’assassin, la femme adultère, le voyeur, le viandard – quand la violence prend le pas sur la raison, quand les lois de la cité n’ont pas tenu leurs promesses… Quand, au final, les hommes baissent les yeux devant le chant consolateur et devant la femme n’ayant nulle part où aller…
On picore des fulgurances, tout peut être dit de cette façon, puisqu’on est dans la dissection des actes, entre confusion de pensée des personnages et étude précise des faits. Morceaux choisis :
« Viande universelle, dit le vieux Kahnnak, comme s’il parlait de l’espéranto, de la langue promise ou déjà fort oubliée, de cette langue grâce à laquelle les hommes seraient unis et non plus ennemis. »
« Les feuilles des arbres précises comme si elles étaient lancées de l’intérieur vers l’extérieur, flèche très lente, voilà ce qu’est la croissance des choses : ça vient du dedans et c’est lent, mais c’est précis… »
« La fenêtre est la partie de la maison faite pour les yeux ; la porte, la partie de la maison faite pour les pieds et les jambes.
« L’orchestre militaire sublime la beauté d’instruments sonores qui ne tirent pas »
« Le poursuivant détermine le chemin du fuyard. La cité est faite par les poursuivants, les forts, non par les poursuivis, les faibles. »
« …Kahnnak sent l’odeur du vin et trouve une explication à la force du liquide ; il remplace la lumière. »
« Demain, sans qu’il ait eu le moindre accident, un homme peut en savoir moins qu’il n’en sait aujourd’hui […] comme si regarder revenait aussi à perdre des images : ne regarde pas maintenant, tu perdrais tout ce que tu as vu. »
« Les hommes appartiennent à la partie des humains qui tuent et les femmes appartiennent à la partie des humains qui souffrent. »
Des formules fortes, définitives alors qu’un chapitre commence par « Il n’y a pas de formule… », un autre par « Observons… » comme le ferait un scientifique étudiant le corps humain (ou un psychanalyste), ce qu’entreprend Gonçalo M. Tavares, mais bien au-delà des muscles et des os… Le style est celui de l’observation avec citation des paroles des personnages. L’observateur n’est pas un juge omniscient, il mentionne régulièrement la fragilité de l’édifice qu’il construit à travers ses observations : corps stupide, vent stupide, rire incontrôlable, connaissances en zigzag, raisonnement faible, conclusion quelconque, conclusion stupide…
« Les soldats aux muscles optimistes, concentrés sur le do, ré, mi, multiplient les grimaces, tels des artistes mal dégrossis attentifs uniquement à leur intériorité, ne pensant plus au monde, comme des amnésiques ou des assassins. »
Est-il pessimiste celui qui tente de se plonger dans l’âme grise de ceux qui sont dénués d’empathie au monde ? Peut-être pas totalement car les lois de la cité n’ont pas toutes cédé, et si l’accumulation positive n’est pas la règle, l’auteur mentionne qu’elle survient parfois, se transmettant au siècle suivant.
Chamboule tout des mots, des salves d’images et d’aphorismes donnent de nouvelles possibilités de compréhension… La citation d’Elias Canetti révèle le modèle d’écriture de l’auteur : « Un orage qui dure une semaine entière. L’obscurité partout. Ne lire qu’à la lueur des éclairs. Se souvenir des choses lues pendant les éclairs et les réunir. » Et de fait ce récit est comme une apparition lumineuse dans la nuit, de mots jamais réunis auparavant !
Remarquons une certaine parenté d’écriture avec Pascal Quignard qui a écrit une série de 12 tomes nommée Dernier royaume. Gonçalo M. Tavares a entrepris depuis de longues années un cycle nommé… Royaume, dont L’os du milieu fait partie. Même volonté de plonger dans les profondeurs de l’âme humaine, même singularité. L’auteur portugais reste malgré tout plus accessible, avec un style combinant le roman, la poésie, le théâtre. Et une question ? Comment peut-on écrire si bien ? La traduction ne semblant pas perdre une miette du texte original…
Ce livre est à mettre dans ma boîte à outils pour le diagnostic et réparation si possible, plus sûrement d’atténuation, des « pannes de l’âme ». Outil robuste qui peut servir de multiples fois, textes courts mais tellement denses, proche du poème en prose ou du chant antique, recueil de quatre nouvelles avec des personnages jouant un rôle transversal dans chacune d’entre elles, ce que j’aime beaucoup. Il va trouver sa place sur les étagères consacrées à un thème qui m’obsède, la violence trop liée à l’homme. Et vous, avez-vous des titres intéressants consacrés à ce sujet ?

Petite bio sur la page des éditions Viviane Hamy : « Poète et romancier considéré comme l’un des grands noms de la littérature portugaise contemporaine, Gonçalo M. Tavares est né en 1970 en Angola. Professeur d’épistémologie à l’université de Lisbonne, ce n’est qu’au début des années 2000 qu’il se lance en littérature. Distingué à d’innombrables reprises dans le monde lusophone, Tavares a reçu en France le Prix du meilleur livre étranger pour Apprendre à prier à l’ère de la technique (2010) et le Prix Laure Bataillon décerné par le MEET pour Le Quartier – Les Messieurs (2021). Ses livres ont plusieurs fois été retenus dans les sélections du Femina et du Médicis. Saluée par des auteurs célèbres comme Eduardo Lourenço, José Saramago, Enrique Vila-Matas, Bernardo Carvalho et Alberto Manguel, son œuvre est traduite dans une cinquantaine de pays. »
Notes avis Bibliofeel, octobre 2024, Gonçalo M. Tavares, L’os du milieu

Je n’ai lu qu’un titre de cet auteur, « Une jeune fille perdue dans le siècle à la recherche de son père », et j’avais été impressionnée par sa singularité et sa force d’évocation.
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Merci pour ton retour. Je n’avais jamais entendu parler de cet auteur et voilà qu’il devient un écrivain incontournable pour moi. On est effectivement impressionné, comme tu dis… La force d’évocation laisse beaucoup de questions ouvertes. C’est peut-être cela la bonne littérature…
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Le titre m’avait interpellé et j’attendais des avis. Tu confortes mon envie de le lire, merci.
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Il n’y a pas beaucoup d’avis… Il semble attirer et faire peur aussi. Cela vaut le coup d’essayer, en plus il est très court. Bonne lecture !
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