Robert WALSER, Les enfants Tanner

Lu dans l’édition folio de janvier 2023

Première publication dans cette collection : avril 1992

Traduit de l’allemand (Suisse) par Jean Launay

352 pages

Portrait : Robert Walser jeune, vers 1900, il a environ 20 ans soit l’âge de Simon dans « Les enfants Tanner »

Le premier roman de Robert Walser, alors âgé de vingt-sept ans, commence par ces mots : « Un beau matin, un jeune homme ayant plutôt l’air d’un adolescent entra chez un libraire et demanda qu’on voulût bien le présenter au patron. » L’auteur est alors hébergé par son frère Karl (c’est Kaspar dans le roman), peintre et décorateur célèbre à Berlin, il écrit dans une fièvre créatrice alimentée par le manque de sommeil et l’agitation des rues. Cela donne un pur chef-d’œuvre, un classique écrit en trois ou quatre semaines début 1906 (les trois romans de Walser passés à la postérité ont été écrits en deux ans seulement). Cet auteur longtemps oublié est redécouvert depuis les années 1980 et franchement ce n’est que justice. Il y a chez lui de la fougue, de la poésie, un désir d’absolu, un émerveillement devant la beauté de la nature, une curiosité dans l’observation des hommes et des femmes, qui m’évoquent des artistes tels que Camille Claudel ou Arthur Rimbaud, et tant pis si je compare des personnages à priori si éloignés !

Dix-huit chapitres au cours desquels ont suit Simon recherchant un emploi. Il trouve facilement, aidé en cela par une tchatche incroyable. Quand il en a assez des contraintes, du manque de sens des tâches à réaliser, il part et va trouver refuge chez un de ses frères ou chez sa sœur, ou bien cherche une logeuse… Ce que j’ai aimé par dessus tout c’est la liberté de parole de Simon à chaque rencontre. Le premier emploi qu’il convoite se trouve dans une librairie. La plaidoirie auprès du patron est telle qu’elle lui vaut d’être embauché sur le champ malgré le fait de ne présenter aucun renseignement sur ses emplois passés. Il désarme ses interlocuteurs par une incroyable facilité de parole où le mensonge est tout simplement totalement exclu…

« Est-ce qu’on ne devrait pas pouvoir tout dire ? Combien de chose se perdent quand on veut prendre le temps de réfléchir longtemps avant de parler ; convenable ou pas, il faut que cela sorte, et voilà. »

Simon est un « filou » comme le dit son amie Rosa, un bonimenteur génial, un instable toujours en quête d’un équilibre que son caractère intransigeant rend très temporaire, un curieux avide de mouvement. Une fuite en avant qui l’emmène régulièrement à la porte d’une logeuse (c’était déjà le cas dans Le commis…). Dès le chapitre II, il se retrouve alors qu’il est sans emploi, à la porte d’une maison élégante. Il fait la connaissance de Klara qui le prend en amitié.

La quête est moderne, étonnamment actuelle et a dû incommoder certains de ses contemporains. L’élite hier comme aujourd’hui n’aime pas être moquée même avec l’accent du génie. Par exemple, lors de l’épisode où est raconté le travail à la banque. Simon dit que le directeur ne se montre jamais et, si le peintre a ses couleurs, le musicien a le son, le banquier, lui, a l’argent. « Une seule de ses bonnes idées, conçue au bon moment, rapportait en une demi-heure un demi-million à la banque. » Pendant ce temps les employés viennent, repartent, sans rien apprendre du secret en question…

Sa fascination pour la nature impressionne tout au long du récit ainsi que sa version poétique de la prière en forêt :

« Dans la forêt on prie sans le faire exprès, et c’est bien aussi le seul endroit au monde où Dieu est proche ; Dieu paraît avoir fait les forêts pour qu’on y prie comme dans des temples ; l’un prie d’une façon, l’autre de l’autre, mais tout le monde prie. Quand on est couché sous un sapin avec un livre, on prie, si prier c’est bien la même chose que d’être perdu dans des pensées. »

Simon s’installe chez sa sœur Hedwig pour plusieurs mois, ce qui donne des pages d’un romantisme grandiose. Et puis retour en ville, sans le sou, là où une dame l’embauche sur sa bonne mine malgré ses vêtements fripés. Nouvel épisode savoureux qui ne durera pas, mis à mal par sa liberté de parole et son insolence. Vient ensuite ce rêve étrange à Paris, avec un nuage qui se pose dans la rue… Et enfin, une rencontre dans un foyer populaire. Une femme encore, la directrice du foyer qui le choisit et l’écoute, le prend sous son aile pour poursuivre un bout de chemin. Il y a du Charlie Chaplin chez cet homme mais un charlot qui ne connaîtra jamais la scène terminant Les temps modernes, quand le vagabond solaire part bras dessus bras dessous avec la jeune fille du film. Avec Robert Walser, c’est lui qui rêve d’être embarqué vers un avenir plus souriant par une dame, celle qu’il fantasme dans chaque logeuse accueillante.

Simon Tanner apparaît ici peu enclin au compromis. Côté face, il a une propension à jouer avec la vie, à cultiver le rêve. Il s’adonne à l’observation amusée et tendre de ses contemporains qui décèlent chez lui une richesse morale attirante. Côté pile, il a une incapacité à se plier aux contraintes sociales, aux petits arrangements pour faire carrière, réussir. Simon, héros solaire de ce roman est le double de l’auteur (même s’il n’a que vingt ans…) et explique d’une certaine façon le destin tragique de celui-ci. Robert Walser a eu une trajectoire de météorite et son activité littéraire s’est vite terminée par un repliement sur soi et vingt-trois ans d’asile. Simon – Robert Walser – attend beaucoup de ses frères et sœurs. Dans la postface, le traducteur (remarquable fluidité du texte dont on oublie rapidement qu’il s’agit d’une traduction de l’allemand !) précise que les enfants Tanner du roman sont assez conformes à ce que l’on connaît des frères et sœurs de Robert Walser. N’y avait-il pas grand danger à livrer ainsi des récits trop intimes de ceux-ci dans la désinvolture d’un roman de jeunesse ?

Couverture originale de « Der Gehülfe », traduit en français par « Le commis » réalisée par le frère de Robert, Karl Walser. Arrivée chez « une logeuse »…

Après Le commis et le recueil de nouvelles, Retour dans la neige, il me reste à lire L’institut Benjamenta. Quel bonheur de prévoir cette lecture. Je vais me le procurer et le garder un moment près de moi avant de le lire plus tard, promesse de moments enchantés à passer à proximité de cet auteur évoluant dans de mystérieux sommets enneigés…

« C’était comme un conte. Il y avait une fois des flocons de neige qui volaient, parce qu’ils ne savaient rein faire de mieux, et descendaient sur la terre. Beaucoup atterrirent sur des champs et restèrent là où ils étaient, d’autres atterrirent sur des toits et restèrent là où ils étaient, d’autres encore atterrirent sur les chapeaux et les manteaux de passants pressés et restèrent là où ils étaient, quelques-uns, pas beaucoup, atterrirent sur un cheval qui attendait devant sa charrette, sur les yeux fidèles et doux d’un cheval, et restèrent posés là sur ses longs cils ; un flocon entra par une fenêtre mais l’histoire ne dit pas ce qu’il fit ensuite ; en tout cas, il resta là où il était. »

Rêve d’absolu qui se brise un jour de Noël, en 1956, quand le poète Robert Walser, le promeneur solitaire, part comme chaque jour, avec sa canne et son chapeau, un jour de neige, pour une dernière promenade.

Connaissez-vous cet auteur ? Avez-vous envie de le découvrir ?

Notes avis Bibliofeel, décembre 2024, Robert Walser, Les enfants Tanner

14 commentaires sur “Robert WALSER, Les enfants Tanner

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