Emilia Cinzia PERRI – Silvia VANNI, Sylvia, Shakespeare & Co

Traduction (italien) Charlotte Thomas-Langlois

Éditions Vuibert graphic, publié en janvier 2025

176 pages

La couverture est prometteuse. Shakespeare & Co me parle, c’est la célèbre librairie de langue anglaise qui se trouve actuellement près de Notre-Dame de Paris. J’y avait acheté Alice’s Adventures in Wonderland de Lewis Carrol (coïncidence, une citation est présente page 26, en langue originale et traduction française…), sans connaître l’histoire de cette librairie qui avait été ouverte à l’origine 7 rue de l’Odéon par Sylvia Beach (autre coïncidence : à proximité du café des Éditeurs, lieu de réunion du jury du Prix du livre Orange auquel j’ai participé en tant que lecteur-juré en 2024).

Adrienne Monnier, source wikipedia

Cette BD-roman graphique permet de découvrir les grandes lignes de la vie de cette américaine installée à Paris en 1917. Elle y rencontre la libraire et poétesse Adrienne Monnier qui devient sa compagne et l’introduit dans le monde intellectuel de l’entre-deux-guerres. Sylvia, amoureuse des livres et de Shakespeare depuis son plus jeune âge, parvient à ouvrir sa propre librairie en 1919 qu’elle nomme Shakespeare & Co. Le parrain pour la fête d’ouverture est l’écrivain et poète Valéry Larbaud. Elle participe au cercle d’écrivains surnommé par Léon-Paul Fargue « Les potassons ». Elle va rencontrer Louis Aragon, André Gide, Paul Claudel, Thomas Eliot, Ezra Pound, Ernest Hemingway alors journaliste, Paul Valéry, Gertrude Stein, Alice Toklas… En 1922, elle décide de publier la première édition en langue originale d’Ulysse de James Joyce, alors interdit en Angleterre.

« Ce sont les potassons ! Ils ont du goût, de l’appétit et sont de bonne humeur… Une éloquence extraordinaire, une écriture précieuse et un palais exigeant ! Les potassons sont les meilleurs amis dont tu peux rêver ! »

La première partie de l’ouvrage dresse un portrait intéressant d’une femme d’exception et d’une époque. Sylvia et Adrienne ouvrent des horizons à toute une génération d’écrivains et de lecteurs, notamment celle de la « génération perdue », ce groupe d’artistes américains expatriés volontaires à Paris durant l’entre-deux-guerres afin de trouver un pays plus ouvert aux idées nouvelles. J’ai aimé ce côté exploration d’une vie bien remplie au service de la passion littéraire et la mise en lumière d’une période recouverte petit à petit par le temps, par l’histoire.

Sylvia Beach, source wikipedia

C’est une BD pour des ados et adultes, ce que ne montre pas à priori le style de dessin. La relation lesbienne de Sylvia et Adrienne est traitée par des ellipses étonnantes, à demi-mot, à demi-case. Est-ce pour indiquer le côté sulfureux de la chose à cette époque ? Mais que penser des scènes qui se succèdent sans trop de logique ni explications, des phrases qui semble banales voir déplacées. « La guerre ne paraissait pas réelle, elle semblait avoir lieu nulle part. » Est-ce cette femme là, qui a su s’imposer à Paris devant tout le gratin intellectuel, celle qui se demande ingénument « C’est ça la guerre, les bombes explosent soudainement. » A l’exemple du style des dessins, cette Sylvia semble tout à fait naïve, pas du tout en accord avec ce qu’elle a fait de sa vie. Pendant la seconde guerre mondiale, un passage sur les enfants juifs est encore plus troublant : Sylvia Beach a passé 6 mois dans un camp à Vittel, avec des citoyens américains et britanniques retenus dans des conditions qui semblent assez confortables et avec des juifs en transit, on devine vers quelles horribles destinations… période de la vie de Sylvia évoquée à travers un cauchemar. Une prisonnière : « Les juifs ne restent pas longtemps, ils les emmènent ailleurs. » Sylvia demande « Ailleurs ? Où ça ? » Son interlocutrice lui répond « Je ne sais pas. Quelle importance ? Ils sont juifs. » Sylvia « Mais c’est juste un enfant ! ». Puis à la sortie de ce cauchemar, sa compagne Adrienne lui rappelle sa libération grâce à un certain Benoist-Méchin, collaborateur notoire et client de la première heure de la librairie. Le texte en général n’est pas des plus limpides et semble quelquefois inadapté, exemple de cette case aux croix gammées avec ces bulles citant Paul Valéry « Tout est brûlé, reçu dans l’air à je ne sais quelle essence… Les morts cachés sont bien dans cette terre qui les réchauffe et sèche leur mystère. » Je ne suis pas certain que les morts du nazisme soient en paix, et nous, profitant de la vie, avons la responsabilité de ne pas oublier l’idéologie à l’origine des crimes commis ! Les autrices sont toutes les deux italiennes, est-ce que la traduction explique cette impression d’inachèvement ? Est-ce dû à la difficulté sous ce format de retranscrire une période historique longue et complexe ? La BD, le roman graphique sont des formats plus brefs que le roman, ils se rapprochent du langage oral mais sans avoir ni le ton ni l’émotion de celui-ci, sauf à réunir le talent du couple texte/dessin. A minima, une note historique à la fin aurait pu mettre un peu de clarté dans tout cela.

La promesse de départ n’est donc pas tout à fait tenue selon moi. Même si j’ai appris beaucoup de choses, j’ai trop souvent été mal à l’aise, obligé de relire plusieurs fois sans bien comprendre les intentions narratives. Les dessins, plutôt bien colorisés me semblent plus fait pour une BD enfantine avec ces mains et visages tout juste esquissés, d’où l’expression est absente. J’en attendais plus et je ne pense pas que des lecteurs non avertis du contexte de l’époque s’y retrouvent facilement. Ceci dit, je ne regrette pas d’avoir accepté cette masse critique de Babelio et je remercie le site et l’éditeur pour cet envoi qui m’a permis de découvrir l’histoire d’une librairie emblématique de Paris.

Emilia Cinzia Perri, professeure de littérature, est également auteure de romans jeunesse et de bandes dessinées. Elle a reçu le prix Battelo a vapore en 2021 pour le roman Legati da un filo.

Silvia Vanni est illustratrice. Elle a collaboré avec de nombreux auteurs italiens et a également écrit et illustré Ramo, un roman graphique sur le deuil.

Notes avis Bibliofeel, janvier 2025, Emilia Cinzia Perri & Silvia Vanni, Sylvia, Shakespeare & Co

4 commentaires sur “Emilia Cinzia PERRI – Silvia VANNI, Sylvia, Shakespeare & Co

  1. Je n’ai passé que 3 jours à Paris l’an dernier et je manqué de temps… je voulais découvrir cette célèbre librairie parisienne dont je ne connais que le nom. Je me promets d’y retourner et de passer un mois à Paris. Merci de m’avoir permis au moins de découvrir, par le biais de la présentation de cette BD, un peu d’histoire la concernant. Au plaisir !

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