Bérénice PICHAT, La Petite Bonne

Éditions Les Avrils, publié en août 2024

272 pages

« Elle est assise sur le banc, au pied de la maisonnette, le rire ne résonne plus depuis longtemps, elle se demande si elle ne l’a pas rêvé. Un rayon de soleil timide passe à travers les jeunes feuilles et vient caresser son visage. Alexandrine s’adosse au dossier de bois, elle est bien. »
Illustration de couverture « Jeune fille pensive au feuillage ». Aristide Maillol et Artepics Alamy

Je viens de terminer la lecture de ce livre inoubliable, livre d’une humanité réconfortante, d’un récit complexe, écrit et construit simplement. Ce roman est un énorme succès, il était vraiment temps pour moi de le découvrir puis d’écouter le Requiem de Mozart avec une intensité d’émotions renouvelée.

Alexandrine est dévouée depuis une vingtaine d’années auprès de son mari, s’accordant très peu de sorties. Incorporé lors de la deuxième guerre mondiale, Blaise est revenu gravement handicapé de la bataille de la Somme, le visage horrible à voir et les membres tronqués. Il a besoin de soins en permanence. Un jour Alexandrine reçoit une invitation d’une amie d’enfance Irène, pour une partie de chasse en Normandie. Elle décide d’y aller, confiant son mari à La Petite Bonne embauchée depuis peu. Début d’une confrontation étouffante entre une jeunette déjà bien marquée par la vie et un homme au corps en ruine, cherchant à en finir. Lui aurait pu en rester à sa colère, elle aux tâches ingrates de la liste établie par la patronne et retrouver dans quelques jours son mari violent. Et pourtant leurs vies va prendre un nouveau tour… On suit aussi Alexandrine dans ces quelques jours à la campagne qui vont modifier son destin.

« Toute cette vie, cette jeunesse, cette fraîcheur… Il en a le tournis. Cette fille ne s’arrête jamais. Il en a connu d’autres ; des trop molles, des dégoûtées, qui servaient à reculons. Des trop vieilles, toutes édentées, qui donnaient la soupe en tremblotant. Des mesquines, qui économisaient à la fois le geste et la parole. Des très volubiles aussi, remplissant l’espace de mots et de cris faute de le nettoyer. Blaise sait observer les femmes. À force, il a appris. »

Le style est superbe alternant prose et poèmes en vers libres – en fait des phrases courtes sans ponctuation – décrivant l’essentiel des faits et des sentiments de La Petite Bonne. Alignés à gauche on entre dans les pensées de La Petite Bonne (sa seule identité) et petit à petit dans celles de Blaise. Le texte en prose, plus riche, est réservé à Monsieur ou à Madame qui se nomment entre eux par leur prénom : Blaise et Alexandrine. Ces deux là se sont aimés follement mais maintenant la vie est un calvaire qui n’en finit pas. Enfin, il y a ces vers libres mystérieux, alignés à droite, dont le sens échappe au lecteur avant de se dévoiler peu à peu. L’autrice, habilement, nous réserve la surprise, inventant une construction remarquable, unique, plaisante. C’est une symphonie, Bérénice Pichat en chef d’orchestre des mots – les voix comme dans une chorale réparties dans l’espace de la page –, nous emmène vers un final grandiose, pour une tragédie moderne hésitant entre une mort annoncée et la vie qui cherche encore une place dans les décombres.

« Le piano est là majestueux, inchangé. L’abattant n’est pas fermé à clé. Blaise parvient à le soulever et révèle le clavier. Son moignon frôle les touches dans une lamentation discordante. Alors, de son bras le plus valide, il frappe de toutes ses forces sur le clavier, il voudrait le briser. Le piano hurle, les sons s’entrechoquent, vociférations stridentes qu’il accompagne de cris de bête blessée. Épuisé, hagard, il s’effondre, la tête la première sur les touches d’ébène et d’ivoire qui vibrent encore un long moment sous sa respiration haletante.»

Le récit réaliste propose des passages cruels et d’autres d’une infinie douceur, entre une gueule cassée de « la grande guerre » et une petite bonne « au service des maisons bourgeoises ». Le huis clos entre ces deux-là va modifier les lignes. On découvre un homme et une femme aux vies abîmées que tout sépare, sauf une humanité que leur proximité imposée peut faire renaître. Pianiste, une carrière s’ouvrait à lui. La Petite Bonne dans une autre vie, débarrassée de la misère et de ce mari violent, aurait pu s’ouvrir aux émotions dirigées par l’art. On le ressent tellement sous la belle plume de l’auteure quand l’employée aux basses tâches entend le Requiem de Mozart sur le gramophone…


Requiem, Mozart – Lacrimosa (Symphony Orchestra & Grand Choir of the Collegium Musicum Berlin)
« Des voix par dizaines / si nombreuses / si graves / de plus en plus puissantes / Elles articulent en se lamentant / Elles la happent / la retiennent / Elles semblent monter du sol / sortir des murs / Elles tourbillonnent autour d’elle / Des esprits / Des âmes / au désespoir infini / Elles lui fendent le cœur / Quand elles s’interrompent / elle ose à peine respirer / et si ça s’arrêtait […] chaque mot de cette langue qu’elle ignore / et qui la touche pourtant / jusqu’au cœur / immobile au milieu de la pièce / elle écoute passionnément / jusqu’à ce que l’aiguille atteigne le centre du disque / quand la musique n’est plus faite / que de crachotements / quand le son a totalement disparu »

Malgré son état Blaise en est encore à commander. On perçoit aussi que le mari de La Petite Bonne décide pour elle, la bat à l’occasion… Peu à peu Blaise ressent qu’il a en face de lui une autre âme brisée, et une sensibilité qui ne demande qu’à s’épanouir. Le suspens surprenant allie le fond et la forme. J’y ai vu l’affirmation qu’une paix est possible, qui passe par l’éducation des femmes, leur accès à l’égalité et à leur émancipation. J’y ai vu la question de l’aide à mourir que la fiction parvient à aborder à travers le sensible, mieux qu’une froide tribune. C’est un roman implacable sur des questions universelles, sur les rapports de classe, les rapports de sexe, les corps soumis… Parabole possible d’un patriarcat impliqué dans les désordres du monde avec des images et moments de la sphère intime, lorsque les femmes bousculent l’ordre établi.

Bérénice Pichat est professeure des écoles au Havre. Elle est présentée comme une passionnée d’histoire. On a en effet un tableau convainquant de ce petit peuple féminin peu ou pas considéré qui officiait dans toutes les maisons bourgeoises. Leurs rêves auraient pu être de pinceaux, de poésie, de musique, elles n’étaient que destinées aux balais et aux soins des hommes, ces hommes obligés d’apprendre le maniement des fusils à baïonnette… Merci à l’auteure pour La Petite Bonne, pour toutes Les Petites Bonnes, Merci à l’auteure pour tous les jeunes hommes aux corps écrasés par la guerre. Merci pour ce que cela dit de nos vies, de nos angoisses, de nos espoirs.

Hasard ou pas – mes lectures sont souvent choisies à l’intuition ou recommandations diverses, ce qui n’est pas si loin du hasard… – j’ai commencé Trois guinées de Virginia Woolf. Avec la possibilité de poursuivre la réflexion d’une manière plus théorique. J’ai hâte… La domination, les guerres semblent là depuis toujours. Et si une des possibilités de l’art était de ne jamais s’accommoder de cet état de fait ? Qu’en pensez-vous ?

Notes avis Bibliofeel, février 2025, Bérénice Pichat, La Petite Bonne

9 commentaires sur “Bérénice PICHAT, La Petite Bonne

  1. Je l’ai noté à l’occasion de l’activité autour du monde du travail que j’ai organisé l’an dernier, mais je n’ai pas eu le temps de le lire… un tort, visiblement ! Il va falloir que je prévois une séance de rattrapage..

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    1. Le monde du travail, et bien d’autres thèmes. Séance de rattrapage pour juger de l’intelligence de la forme proche de la perfection. Les mots et les phrases ne sont pas mis à la queue leu-leu mais organisés dans l’espace, jamais vu cela auparavant. Et il y a un coeur enorme derrière tout cela…

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