Aux éditions du Seuil, publié en janvier 2025
224 pages

Photo personnelle : reflet dans une vitrine de la rue Nationale à Tours.
L’avenue de verre, c’est la rue Nationale, emblématique des commerces du centre ville de Tours. On entre dans le roman par ses vitrines, leur transparence. Le père d’Anna a nettoyé leurs salissures pendant des décennies. Arrivé à 17 ans des Aurès en 1962, il parvient a se faire une place après avoir connu la rue et divers petits boulots avant de devenir le laveur de carreaux le plus célèbre de Tours. Le journal local, La Nouvelle République, lui consacrera une chronique après le vol de sa mobylette et de tout son matériel, rappelant qu’il était fils de « harki » et qu’on l’appelait Johnny.
Une première partie du livre fait le portrait d’un père présent seulement quelques soirs par semaine, alors que son foyer « principal », avec des enfants portant son nom, est à quelques rues de là. Anna vit avec son frère et sa mère depuis que, vers ses dix ans, son père a cessé de venir. A partir de ce jour elle le croise en ville, lui, ses brosses et ses bérets rouges ou verts. Il ne la salue pas. Née sous X, elle ne porte pas son nom. Anna le cherche à travers des vitres signalant son passage, dans un besoin d’aller voir au-delà, afin de se construire. Le vrai nom de son père est « Baloul », ce qui signifie « Le rieur ». Une bonne humeur et un sourire qui le rendent sympathique, comme une protection ou une carapace. Elle parle avec tendresse de ce père qui l’appelait plus tard chaque semaine au téléphone. « Le rieur » jamais n’a dévoilé les secrets de famille, une protection personnelle lourde de conséquences.
Après cette longue et belle introduction, poésie et métaphore originales à partir du clair et de l’opacité, des espaces vitrés délimitant l’environnement d’une ville parcourue par l’auteure, on entre dans une narration qui s’anime nettement au chapitre commençant par ces mots « Pendant longtemps, Anna n’avait rien cherché du tout. Elle longeait les parois de verre, celles que son père avait emmenées avec lui et disposées sur son chemin […] Elle ne se rendait même pas compte de cette doublure de verre qui tapissait la ville où elle avait grandi. »
A travers ces parois de verre qui isolent, compartimentent, Clara Breteau trouve les mots, jusqu’aux vers en prose, pour ouvrir vers le passé, vers l’ailleurs, vers l’espoir de comprendre, de pardonner, d’aller de l’avant pour soi et pour les enfants héritant aussi de ce poids là. Elle interroge le vide de la perte d’un ancêtre effacé – le père Hadj de Johnny – par d’autres hommes lors des guerres, des exils forcés, la filiation aussi. Elle n’a pas connu son grand-père Hadj et sa grand-mère Fatima, retrouve quelques signes qui lui font suspecter un drame là-bas, de l’autre coté de la mer, quand son père était à peine sorti de l’enfance, pendant la guerre d’Algérie.
« Le sourire est un croissant qui tremble, on lui met des rivets pour qu’il ne s’affaisse pas. Parce que ce sont toujours les mêmes, on le sait, qui manient la langue, la mémoire, l’ironie, ou vacillent devant elles.[…] Ils prétendent, et ils s’accrochent à ça, que le sourire s’abstrait de toutes les circonstances, qu’il n’est pas sérieux. Alors que tout le monde sait bien que ce n’est pas un jeu. Que les sourires sont graves, profonds comme des puits. Et que, tout en bas, leurs parois aussi sont entachées de boue, de sang et de violence. »
« L’avenue de verre » se fait inoubliable, prend tout son sens avec Idir et sa merveilleuse chanson « A Vava Inouva ». J’ai eu la chance de voir Idir en concert, qui faisait chanter le refrain à tous les spectateurs conquis par la mélodie et le talent de l’artiste et dont bien peu devaient connaître le sens des paroles. Peut-être même ai-je pensé, comme Anna, qu’elles n’avaient que peu d’intérêt… « Sur le moment, Anna n’avait pas retenu les détails de l’histoire. L’air de la chanson et sa mélancolie avaient tout dévoré. »
Je ressens l’émotion de cette chanson, adaptée d’un conte traditionnel berbère, qui parle de la peur d’un ogre de la forêt. Recherche de la protection du père et cette porte qui ne s’ouvre pas ! Anna la relie aussi au général Bugeaud, rappelant les terribles massacres par enfumages de femmes et d’enfants dans des grottes lors de la colonisation de l’Algérie dont il avait été l’artisan principal entre 1840 et 1850.
« Anna avait chanté « A Vava Inouva ». Elle l’avait chanté cette langue berbère que personne ne comprenait, même pas elle. Les mots avaient encore une fois roulé au-dedans de sa bouche. Elle les avait chantés, collée contre la porte. De l’autre côté de la famille rassemblée, du bois qu’il y avait maintenant entre son père et elle. Elle les avait chantés, pour tout le monde, protégée par cette langue que lui seul entendait : « Je t’en prie, père Inouba, ouvre-moi la porte. / O fille Ghriba, fais tinter tes bracelets. / Je crains l’ogre de la forêt, père Inouba. / O fille Ghriba, je le crains aussi. »
Courage d’une écriture qui s’attaque au vide laissé, enquête obstinée quand l’histoire efface les noms, thérapie aussi qui peut bénéficier à tous. Le roman, au-delà de l’autofiction, permet de prendre conscience du temps qu’il faut pour tenter de sortir du néant ceux qui y ont été placés, alors que des victimes effacent parfois eux-mêmes les traces du passé.
« Aujourd’hui, Anna n’enseigne plus la géographie. Elle ne hante plus des images dans des amphithéâtres. Mais elle cherche toujours des lieux. Des légendes. »
Il faut du temps pour entrouvrir la porte mais cela vaut la peine de parcourir cette avenue de verre et découvrir un très beau premier roman !
« Clara Breteau est maîtresse de conférences en arts et écologies à l’université Paris-8. À la croisée de la philosophie, de la géographie et de la création littéraire, elle mobilise pour ses enquêtes une méthode d’observation poétique, plaçant son regard dans les interstices entre matière et signification, sens et sensible, humains et non-humains. » Source : site des éditions Acte Sud
Autre version de « A Vava Inouva » :
Autres citations :
« Et puis il y avait eu, bien sûr, le déni de la guerre elle-même. Celle qui pour beaucoup n’avait jamais cessé, sauf par intermittences maquillées, achetées, extorquées, de 1830 à 1954. Et celle que l’on finirait bien par appeler du nom de « guerre » parce que ce serait la dernière, même si le langage officiel s’obstinerait, pendant plus de trente ans, à parler d’« évènements » ou « d’opérations » – comme s’il s’était agi, finalement, de ne manipuler rien d’autre que des entités abstraites, mathématiques et dépourvues de corps. »
« Que va-t-elle faire, Anna, de ses deux moitiés qui se sourient avec violence, s’aiment et s’entre-dévorent ? Son fils aura-t-il droit lui aussi aux voix qui hurlent le long des quais ? Aux grands-pères qui errent dans les gares désertes ? Aux lois qui rapprochent toujours plus leurs fils et filles des rails ? Et aux très vieux soldats qu’on laisse répéter, devant une foule de jeunes, que l’Algérie fille de personne n’était pas un pays, que sans la France on croupissait dans le froid et la faim, que la torture – mais qui a parlé de torture ? »
Notes avis Bibliofeel, février 2025, Clara Breteau, L’avenue de verre

Magnifique avis qui me donne vraiment envie 🙂 Je note ! Merci 🙂
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Merci Julie. C’est passionnant de découvrir de nouveaux talents, présents en nombre actuellement 😃
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Si on est curieux effectivement on s’aperçoit qu’ils sont nombreux 😀
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Ton avis enthousiaste me donne envie de découvrir ce premier roman.
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C’était un vrai plaisir de retrouver ma belle ville mise à l’honneur à travers ce père singulier et à la fois emblématique !
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