Han KANG, La végétarienne

Traduit du coréen par Jeong Eun-Jin & Jacques Batilliot

Le Livre de Poche. Première publication en mars 2016, édition de février 2025, 216 pages

Récit pluriel d’une mise en abîme de l’attention aux autres dont on ressort ébranlé et, à travers les bulles de beauté dégagées par l’œuvre, plus fort de lire et d’avoir éprouvé autant d’émotions.

C’est un triptyque qui commence par le récit du mari de Yŏnghye, chapitre intitulé La végétarienne.

« Avant qu’elle ne commençât son régime végétarien, je n’avais jamais considéré ma femme comme quelqu’un de particulier. Pour être franc, je n’avais pas été attiré par elle quand je l’avais vue pour la première fois. »

Accroche parfaite suivie par une confession étonnante, la description d’un homme acceptant une banalité rassurante, un homme sans éclat et dont le but est de se conformer aux normes sociales en vigueur. Yŏnghye a fait un rêve et son mari la retrouve devant le frigo occupée à jeter tout produit carné… Elle a de l’insomnie, change de comportement, une réunion de famille au nouvel appartement de sa sœur tourne mal suite à l’incompréhension de tous, le ton monte sous la colère de son père, ancien vétéran de la guerre du Vietnam, tout à coup violent envers sa fille qui refuse les plats présentés.

Le récit suivant intitulé La tache mongolique est raconté par le beau-frère de Yŏnghye, présenté dans la première partie comme un artiste vivant des revenus de sa femme. On découvre un personnage en tout point opposé au mari de Yŏnghye, avec une vie intérieure intense, riche. L’écriture s’emballe, autant la première partie était sombre, autant celle-ci devient lumineuse et colorée. Le beau-frère-artiste tourne des séquences vidéos, il sort enfin d’une période difficile de panne d’inspiration. Il a des visions de corps nus sur lesquels seraient peints des fleurs, il a l’obsession de la tache mongolique de Yŏnghye, fleur verte éclose sur le corps de sa belle-sœur :

« Son travail, jusque-là, avait été plutôt réaliste. Pour lui qui avait l’habitude de reconstituer en images 3D et en séquences documentaires le quotidien de l’homme usé et déchiré de la société post-capitaliste, cette apparition sensuelle, qui n’avait d’autre visée qu’elle même, était une sorte de monstre. »

« Il s’est demandé pendant quelques instants quelle musique de fond il pourrait utiliser, mais l’absence totale de son était finalement ce qu’il y avait de mieux. L’harmonie entre les ondulations du corps, tout en douceur, les fleurs qui le recouvraient, la tache mongolique – et le silence, qui évoquait quelque chose d’essentiel, d’éternel. »

Inhye, la sœur de Yŏnghye devient la narratrice du troisième et dernier épisode : Les flammes des arbres. Elle est la femme du narrateur précédent. Elle tente de rompre l’isolement morbide de l’anorexie mortifère de sa sœur, celle-ci imaginant retourner au végétal, réclamant de l’eau et non de la nourriture.

« Dans un rêve ! Je me tenais sur les mains… Des racines en surgissaient, des feuilles poussaient sur mon corps… Je m’enfonçait dans la terre, encore, encore… J’ai écarté les cuisses car des fleurs allaient pousser entre elle… »

Trois récits suivant la chronologie de l’histoire par trois voix différentes, auxquels s’ajoutent – dans la première partie – des passages en italiques, voix diffuse, morcelée de Yŏnghye, sa parole jamais véritablement écoutée… et que le lecteur peut lui prendre en compte.

Han Kang est une romancière et poétesse sud-coréenne, la première femme asiatique à obtenir le Prix Nobel de littérature en 2024. La végétarienne, son dixième roman, publié en Corée en 2007, a obtenu le Prix Man Booker 2016 et son dernier roman Impossibles adieux le Prix Médicis étranger 2023. Je découvre Han Kang par ce livre. J’avoue avoir hésité face à la couverture que je trouve peu réussie en plus de la quatrième de couverture interprétant le roman dans un sens précis et restrictif selon moi… Mais ce prix Nobel de littérature 2024 m’intriguait !

C’est une voix inspirée, courageuse. L’écriture permet d’atteindre un monde parallèle que ne peut aborder l’écriture réaliste. La pluralité des voix donne une distance, autorise l’ouverture à la réflexion, laisse une place à l’autre. J’ai pu lire que l’autrice parlait d’une violence intime à l’opposé de la violence par un pouvoir d’État comme dans Impossibles adieux, son dernier roman. Cette analyse ne permet pas de saisir toute la richesse de La végétarienne. Ici, plusieurs voix se font écho : le mari avec son conformisme, ses frustrations ; le beau-frère artiste avec son besoin de création tout azimut, ses frustrations aussi ; la sœur de Yŏnghye avec ses rêves, ses cauchemars, ses frustrations également. Frustrations à tous les étages… mais le seul moment ou s’épanouit un accord entre les êtres est bien celui de la scène hallucinante où Yŏnghye accepte d’être modèle pour tourner une vidéo où des fleurs sont peintes sur son corps, lui permettant de s’accorder (me vient l’image d’une guitare qu’on accorde…), de rejeter ses cauchemars en étant enfin elle-même. Car aucun des personnages ne s’accorde aux autres en dehors de cette longue scène au cœur du roman, lumière éblouissante de virtuosité de l’œuvre enchâssée dans la noirceur terrible de l’avant et de l’après.

Sont interrogées tout à la fois, le poids des normes sociales, l’attention aux autres, les processus conduisant à l’isolement, la marginalisation, voire à la folie, la violence intime inextricablement mêlée à la violence sociale, la vie et la mort. Et comme une fleur demandant à éclore sur les êtres les plus sensibles, la recherche artistique qui élève.

Le titre La végétarienne est réducteur. Ce n’est qu’un point de départ mais l’autrice va bien au-delà de cette mise en scène, c’est là son génie. A travers les différents regards particuliers Han Kang permet au lecteur de mieux voir, de devenir concepteur de l’histoire. Le thème est lourd et m’a mis mal à l’aise au début mais la concision, l’intensité, la poésie de l’écriture m’ont vite subjugué. « Il faut être léger comme l’oiseau et non comme la plume. » disait Paul Valéry. Han Kang écrit merveilleusement bien, sait être légère même sur les sujets les plus difficiles.

Notes avis Bibliofeel, mai 2025, Han Kang, La végétarienne

13 commentaires sur “Han KANG, La végétarienne

  1. Bonjour Alain, j’ai beaucoup aimé ce roman, qui m’a étonnée et fascinée. Tout comme toi j’ai trouvé la deuxième partie magnifique et la plus réussie. La troisième partie est dure, douloureuse. Comme tu le dis, c’est une œuvre dense et riche en thèmes variés. Merci, bonne journée à toi

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