Irène FRAIN, L’Or de la nuit

Publié en mai 2025

Éditions Julliard, 384 pages

Irène Frain a la bonne idée de mettre en avant dans cette fiction l’histoire d’Antoine Galland, celui qui a le premier découvert et traduit une des œuvres majeures de l’humanité : Les Mille et Une Nuits. Elle nous donne l’opportunité de réexaminer un classique de la littérature universelle donnant toute sa place à la culture orientale… et à la femme. Schéhérazade (l’orthographe habituelle Shéhérazade me convient mieux mais j’ai conservé ici celle du livre) en est le personnage central, maniant le verbe et la ruse pour contrer la violence du sultan, violeur et meurtrier. Récit de la diffusion d’un conte qui a une grande place dans l’imaginaire commun.

« …l’histoire lui plaisait. Elle lui rappelait l’Odyssée. Puis le miracle s’est produit. Il continuait à lire, mais c’était d’un seul coup bien autre chose que lire. Il était devenu Sindbad. Et davantage encore, le livre lui-même, tout le livre, ses marges, ses interlignes, le parchemin où s’éployaient dans leur souple splendeur les calligraphies du copiste. Et ce prodige se doublait d’un second : il avait oublié l’arabe, mais aussi son français. Le manuscrit s’adressait à lui dans une langue autrement proche, celle, primordiale, universelle, du conte. »

Magnifique pochette d’un CD audio : avec une Shéhérazade dominante, inspirée, et un sultan sous le charme, laissant pendre son épée. Beaucoup d’illustrations anciennes montrent Shéhérazade aux pieds d’un sultan dominateur.

Enfant on a souvent découvert la lecture par le conte avec cette impression que l’histoire existe par elle-même, par une magie supérieure. On ne cherche pas l’autrice ou l’auteur derrière l’enchantement d’imaginer. Cela vient plus tard, beaucoup plus tard, il me semble. Souvent le conte plonge dans la nuit des temps, dans ce temps de l’oralité où la littérature était transmission collective et intergénérationnelle. Irène Frain dévoile le long chemin effectué par un homme peu connu, un savant, un voyageur, un rêveur curieux du monde, découvrant ébahi des contes qui vont modifier sa vie – et la nôtre aussi. Antoine Galland lit le manuscrit acheté à un arménien tenant boutique non loin du pont Saint-Michel, en trois ou quatre nuits, et le traduit dans la foulée. Traduire n’est pas le terme exact. « Il traduisait-brodait. Traduisait-ornementait. Traduisait-inventait. Coupait ici, allongeait là. » Écrire pour Galland, c’est laisser aller le rêve et faire taire le savant.

J’ai été touché rapidement par un des rares personnages fictifs de ce roman inspiré, celui de Nine. Il s’agit d’une petite fille à qui Antoine Galland lisait les contes qu’il traduisait-réinventait la nuit, ses journées étant occupées au service du riche intendant Fouquet (plus tard il sera antiquaire du roi Louis XIV). On retrouve Nine des années plus tard, elle continue d’être habitée par ces lectures, affirmant avec regret : « Le livre le bon temps que ce fut. ». On est en 1709, la chute brutale de température, largement documentée, la guerre et les finances au plus bas provoquent maladies et famines et constituent ici une toile de fond saisissante. Nine croise sur son chemin cet homme maintenant âgé et diminué qu’elle va aider à traverser cette période difficile.

Belle édition illustrée des contes des Mille et Une nuits de Wafa’ Tarnowska et Carole Hénaff : Aladin et la Lampe merveilleuse, le cheval d’Ebène, Julianar de la Mer et bien d’autres.

« Le livre : il comprit qu’elle ne savait toujours pas lire et qu’en dehors de la Bible, dont elle entendait des extraits à la messe, il n’y avait qu’un livre dans sa vie, ces Mille et Une nuits, qu’elle avait découvertes lorsqu’il lui en avait résumé huit ou dix contes pendant quelques jours d’été. »

Le récit est découpé en dix chapitres composés de textes de une à trois pages, rarement plus – impression de beaucoup de blanc, de vide… Autant d’étoiles scintillantes au milieu du ciel sombre, inquiétant, de nos nuits. Je dois avouer que j’ai souffert de ce vide. Le temps de se représenter une scène et bientôt, en tournant la page, apercevoir qu’elle va se terminer dans quelques lignes, et ainsi de suite jusqu’à la fin. J’en voulais constamment plus. De là à imaginer que l’autrice se transformait en Schéhérazade pour défier le lecteur, le retenir – et prendre l’ascendant sur le sultan insatiable qui sommeille en nous ?

Irène Frain cherche L’Or de la nuit, pour elle se sont ces histoires qui nous transportent au-delà du réel et nous font oublier le temps d’un conte, d’un roman, les problèmes, la violence, la menace de mort qui, à mesure que la vieillesse avance, se fait plus menaçante :

« Longtemps qu’il avait fait sienne la sagesse de Schéhérazade : qu’importe le vrai, qu’importe le faux, seule compte la beauté du geste de celui ou celle qui, dans la solitude et sous la menace de la nuit, s’en va décrocher une histoire restée suspendue au croissant de la lune juste avant qu’il ne sombre dans le gouffre du ciel étoilé. » 

L’Or de la nuit se lit rapidement et pourtant il contient une multitude de thèmes comme une série d’étoiles de mémoire défiant le vide de l’oubli. La couverture est magnifique et propre à frapper durablement l’imaginaire. Je recommande vivement cette lecture à tous ceux qui croient au côté réparateur des mots. Irène Frain est une conteuse, elle est Antoine Galland et Schéhérazade, elle est Nine, quand enfant elle écoutait les histoires de sa grand-mère nourrie de l’oralité des contes de sa Bretagne natale, elle est Hannah Dyâb, ce voyageur érudit venu d’Orient (et promené au château de Versailles comme un objet de foire…), elle est ce rêve de puiser dans le vaste monde pour mêler les cultures. On découvre dans les dernières pages que la plupart des éléments du récit sont authentiques. L’autrice s’est contentée de mettre « des étoiles » à chaque page. Ces astres vivants sont les sentiments, si puissants dans le réel et quelquefois encore plus puissants dans la littérature. Et ceux-là, à notre plus grand bonheur, peuvent être plus facilement contrôlés, peuvent être dirigés vers l’apaisement, peut-être même vers l’espoir.

Et vous, quel conte avez-vous gardé en mémoire ? Pensez-vous qu’écrire c’est aussi simple que laisser aller le rêve, faire taire le savant ? Il me semble que chez Antoine Galland les deux ont cohabité avec bonheur…

Notes avis Bibliofeel, juin 2025, Irène Frain, L’Or de la nuit

2 commentaires sur “Irène FRAIN, L’Or de la nuit

    1. Je répond après avoir réfléchi à cette question du réalisme pour ma dernière chronique « Le baron perché » de Italo Calvino. Le conte pour Calvino est très réaliste malgré le côté absurde des situations. Pour ma chronique je me suis appuyé sur une émission très intéressante de France culture où est développé l’idée que le conte peut être essentiel pour comprendre le monde, pour expliquer de façon narrative des signes humains dans une logique collective. Voici le lien : « Pour Barthes, Calvino écrivait sur la ligne de crête entre réalisme et irréalisme. Tenté tout d’abord par le néo-réalisme, les fictions d’Italo Calvino s’orientent finalement vers un détournement facétieux du réalisme à travers le format du conte ou de la fable. »

      https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-compagnie-des-auteurs/le-voyageur-dans-la-carte-7583030

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