Michel TREMBLAY, Le Cahier rouge

Paru aux Éditions Zulma, format poche, le 02/10/2025

352 pages

Même en format poche une édition Zulma reste très agréable à lire. J’ai immédiatement souri aux formules, à la gouaille, à la malice, au talent, au « trop de tout » de Michel Tremblay qui n’est décidément fait de rien de ce qu’on a pu connaître et lire, triturant les mots afin de sculpter une langue à lui, colorée et sensorielle, à partir du parlé populaire. Parfois, on cherche la signification de certains mots typiquement québécois avant d’abandonner, tellement la phrase passe merveilleusement bien au fil du récit.

J’ai suivi avec intérêt comment Céline devient peu à peu un lien important entre tous les personnages, sorte de DRH du Boudoir (Fine Dumas, la patronne, dit : « le Boudwar »). L’établissement présente un spectacle de travestis « au demeurant pas très intéressant car les artistes qui s’y produisent n’ont aucun talent », simple caution pour la partie lucrative à une époque où l’homosexualité est fortement réprimée. Elle est une des vraies femmes parmi tous les travestis et raccommode à longueur de temps les querelles incessantes entre toutes et la patronne. La barmaid se nomme Mimi-de-Montmartre, n’a jamais vu la France et son vrai nom est Georges. Mae East, Babalu, Jean-le-Décollé, la Greluche et surtout La Duchesse de Langeais sont des personnages truculents dont on se souviendra longtemps.

Je me suis délecté de la revanche de Céline sur sa famille. L’auteur laisse éclater son talent et, en face, ça fait mal. Les portraits de tous ces personnages hauts en couleur, « fous joyeux », comme il les décrit, bande de « tout-croches », hommes habillés en femmes, elles-mêmes femmes de petite vertu. Il les aime tous (toutes) et les portraiture avec gourmandise.

J’ai participé de bon cœur à la fête lors de la visite de l’exposition universelle de 1967 à Montréal, partageant l’émotion des convives au restaurant du pavillon mexicain lorsque Fine Dumas, peu à son avantage auparavant, prend le micro et chante merveilleusement bien, révélant la frustration d’une carrière brisée à cause de son physique en dehors de la norme.

Montréal est un personnage à part entière que ce soit ici dans Les Cahiers de Céline ou dans la série Chroniques du Plateau Mont-Royal qui a fait connaître Michel Tremblay dans les années 1970, s’ouvrant par son remarquable roman « La grosse femme d’à côté est enceinte ». On sent l’amour de l’auteur pour la ville où il est né, qu’il introduit dans la plupart de ses récits, peut-être dans tous ?

« Passé l’entrée principale qui donne directement sur la Main, quelque part entre Sainte-Catherine et Dorchester, côté ouest, tout près du French Casino, le coup d’œil est plutôt joli : Fine Dumas n’a pas lésiné sur l’or, le rouge, l’éclairage indirect et le miroir vénitien. Le cabaret lui-même est petit, intime, dit Madame, la scène minuscule – ce qui s’y passe n’a pas besoin de déploiement –, le bar, le joyau de l’établissement, avec son cuivre rutilant, son chêne sombre et son faux marbre italien, donne envie de s’y vautrer, de se confier à la barmaid, de trop boire pour ensuite monter à l’étage, but de toute l’opération. »

Bon… le plan est peut-être un peu « croche », à l’image des personnages, l’articulation entre les trois parties plutôt bancale… Les deux tiers du livre constituent une présentation de ce groupe d’énergumènes indisciplinés, héros dont Céline nous a promis au départ de relater les aventures pendant deux journées de fin d’été, lors de l’exposition universelle. Le prologue puis le chapitre « Un projet surprenant » sont très bien écrits, la verve de l’auteur côtoie la faconde dans un burlesque inépuisable. Préparer une fête de cette ampleur, hommage littéraire avec une poignée de travestis et quelques femmes au physique en dehors des canons de beauté (Céline est naine, Fine Dumas petite, la pianiste, Sophie, obèse…) nécessite des préparatifs importants, ce qui peut justifier cette débauche de pages lues avec un sourire permanent.

Arrive cette exposition universelle dont Céline a promis d’alimenter son Cahier rouge. Éclate alors l’hommage loufoque et génial à Maupassant, intitulé de façon très explicite « La maison Tellier ». La petite troupe du Boudoir est de sortie pour fêter les soixante ans de Fine Dumas, sortie exubérante s’il en est. La fête littéraire, dans cette dernière partie, est de toute beauté et au-delà s’il est possible. Alors plus aucune réserve et chapeau à l’artiste Michel Tremblay ! Maupassant serait peut-être honoré, en tout cas le lecteur que je suis est ravi !

Lire Michel Tremblay, c’est piocher dans une œuvre généreuse et inclassable. Dramaturge et romancier québécois traduit dans plus de quarante langues, il déploie dans une œuvre considérable, tel un Balzac de nos cousins d’outre-atlantique, quelque trois mille personnages. C’est un conteur génial et si j’ai pu trouver la première partie un peu longue elle dit beaucoup de la vie morne et superficielle au Boudoir nuançant l’extravagance de sa version de  « La maison Tellier » qui vaut de l’or littéraire. Et ce ne serait pas un blasphème que de commencer la lecture par là, cette dernière partie pouvant se lire indépendamment des autres, comme une longue et surprenante nouvelle. On peut lire, on doit lire « La Maison Tellier » de Guy de Maupassant, découvrir si ce n’est déjà fait le superbe film de Max Ophuls de 1951 tiré de ce récit (Jean Gabin, Danielle Darrieux, Madeleine Renaud et Pierre Brasseur y sont excellents). Avec l’adaptation de Michel Tremblay, le triptyque est joliment complété !

Autres citations :

« Du rouge sang, du jaune citron striaient le ciel, se reflétaient dans les eaux du fleuve et barbouillaient le dessous des nuages ; le mont Royal semblait encore plus vert dans ce somptueux éclairage et l’édifice de place Ville-Marie plus blanc. Le jour tombe vite au mois d’août et le tableau changeait sans cesse. Habitat 67, le nouveau complexe d’habitations modernes construit au milieu du fleuve sur une presqu’île nommée Cité du Havre, plongeait déjà dans l’obscurité, loin à notre gauche, et avait l’air d’un tas de boîtes de carton géantes empilées entre le vieux port et nous. Nous n’avions l’impression d’être sur le pont d’un immense navire qui nous emmenait au bout du monde, de vivre le voyage rêvé que nous ne connaîtrions jamais. Nous sommes restés un long moment silencieux devant tant de beauté, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de lueurs dans le ciel, en fait, et que les lumières de la ville commencent à s’allumer une à une. »

« Le pavillon de la lamaïque était tout près, juste derrière celui de l’amiante ; sitôt le pont franchi, nous y fûmes en moins de deux minutes, excités comme des puces et affamés comme des chiens de combats. Des musiciens, différents de ceux que nous avions vus plus tôt, jouaient du calypso, la foule brassait du bassin, les jambes tricotaient sur le ciment des arabesques compliquées, ça augurait bien ! »

« Mes deux sœurs sont maintenant des jeunes femmes. Je ne voudrais pas manquer de générosité à leur égard, mais disons qu’elles n’ont pas embelli en passant de l’adolescence à l’âge adulte, que leurs chrysalides ont donné naissance à de bien vilains papillons. Carole est devenue grassette et Louise s’est teinte en blond platine, ce qui ne lui va pas du tout. Et toutes les deux arboraient à ce moment-là au fond des yeux la méchanceté héritée de notre mère, à peine diluée par la curiosité de découvrir dans quel monde j’étais tombée. »

Notes avis Bibliofeel, octobre 2025, Michel Tremblay, Le Cahier rouge

8 commentaires sur “Michel TREMBLAY, Le Cahier rouge

  1. Je suis bien contente de lire cet article sur un roman québécois. Il y a aussi « Le cahier noire » qui est le premier tome de cette série. Je ne les ai pas encore lus mais j’ai les deux tomes dans ma bibliothèque. Merci pour cette très belle chronique qui ne tombe pas dans les clichés.

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    1. Et moi je suis ravi d’avoir attiré ton attention sur un roman québécois et de lire des mots agréables sur ma petite chronique. A lire quand on est d’humeur morose, Michel Tremblay aime tellement ses multiples personnages qu’on en ressort apaisé. Bonne soirée Nathalie !

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