David LODGE, Un tout petit monde

Éditions Rivages poche, publié en novembre 2014

Traduit de l’anglais par Maurice et Yvonne Couturier

Édition originale, Small World, 1984

522 pages

La préface est signée de Umberto Eco. Elle commence ainsi : « Bien qu’il n’ait été publié qu’en 1984, ce livre est un livre culte. » Un peu plus de deux pages magnifiques se terminant par un beau compliment : « Un tout petit monde est un des livres les plus amusants et les plus férocement hilares publiés au cours de ce siècle […] S’il fallait vraiment donner une définition en termes d’histoire littéraire, eh bien je dirais que Lodge a inventé avec ce livre le picaresque académique. Comme tous les grands livres, il ne présuppose pas la connaissance d’une société : il la procure. »

Il faut être un des plus grands auteurs anglais, comme annoncé en quatrième de couverture, pour construire un tel roman. Le pari est osé : imaginer transposer la légende du Graal dans la société universitaire des années 1980 ; composer une romance « méchante » et surtout attachante à partir de professeurs des deux sexes bataillant lors de congrès littéraires dans les grandes capitales ; désacraliser les élites, montrer qu’ils ont les travers de tout un chacun ; s’inspirer pour cela d’anecdotes réellement vécues pour nous introduire facilement dans un milieu habituellement très fermé (symbolisé par les campus américains).

Lodge s’est bien amusé en écrivant, cela se sent à chaque page. On rit beaucoup aux rebondissements incessants, le rythme ne faiblit jamais. Le chapitre 1 campe le décor. La plupart des personnages que l’on va suivre se retrouve lors d’un congrès à Rummidge (lieu fictif en Angleterre). Le chapitre 2 rend compte de la facilité des déplacements tout autour du monde, rendus possibles grâce au développement rapide du transport aérien. Ensuite l’auteur nous entraîne dans un tourbillon dont on peut échapper.

« Et maintenant,voilà qu’ils étaient coincés là ensemble pour trois jours : trois repas par jour, trois pauses au bar par jour, plus une excursion en car et une sortie au théâtre – de longues heures de vie sociale forcée ; sans parler des sept communications qu’il allait falloir subir, avec leurs kyrielles de questions et de discussions. Bien avant la fin de cette mascarade, on pouvait parier qu’ils n’allaient plus pouvoir se supporter, auraient épuisé tous les sujets de conversation, essayé toutes les combinaisons un tant soit peu sympathiques à table, et succombé au syndrome typique de tout congrès ; mauvaise haleine, langue pâteuse et mal de tête persistant à force de fumer, de boire, de causer cinq fois plus que de coutume. »

Angelica et Persse McGarrigle se rencontrent à cette occasion et seront au cœur de la romance, il la cherche, elle se dérobe. Le monde devient une scène de théâtre. Persse est un jeune universitaire en début de carrière et poète. Il est à la fois versé dans la tradition catholique tout en s’en écartant lorsqu’il s’éprend d’Angelica qui fait figure d’aventurière dans ce milieu où elle débarque sans être invitée, avec pour seul sésame sa beauté et une intelligence brillante. Cette entrée en matière dans un milieu fermé m’a évoqué – et c’est une comparaison élogieuse – La montagne magique de Thomas Mann, avec Hans au sanatorium de Berghof s’éprenant de la belle Clavdia, le restaurant devenant un lieu familier où tout le monde se rassemble quatre à cinq fois par jour et s’observe. Tout comme Hans dans La montagne magique, le personnage principal ici Persse McGarrigle est une sorte de Candide de Voltaire.

Ensuite le narrateur présente et suit différents professeurs, surtout Philip Swallow et Morris Zapp, dans leur famille et leur pays : USA, Angleterre, Australie, Grèce, Japon… Et toujours cet humour bien particulier, british ? « …Philip, aveuglé de soleil en regardant l’Acropole qui grouille déjà de touristes comme un morceau de fromage dévoré par des fourmis noires. »

La mondialisation des échanges, sur fond de développement rapide des techniques, s’installe durablement. On en perçoit les dangers à travers les questions posées par Robin Dempsey (un professeur vulnérable et envieux) à Eliza, un programme destiné à permettre aux ordinateurs de parler. Eliza est une interlocutrice fictive, déjà…, comme si l’auteur plaçait dans cette séquence tout ce que cette modernité attrayante au premier abord avait d’inquiétant, dialogues enfiévrés retranscrits en LETTRES CAPITALES, contrastant avec l’italique des voyages tout autour du petit monde : « vrrrrrrrroummmmmMMMMMMMM ! Le rugissement des réacteurs monte en crescendo sur les pistes de la planète. »

La satire est féroce, Umberto Eco dit que David Lodge est « un des hommes les plus méchants qui existent ». Le genre de critique, dit comme ça, qui montre toute l’admiration portée à l’œuvre et l’amitié vouée à l’auteur.

Ce n’est pas bien grave si on ne s’arrête pas systématiquement sur les références littéraires anglaises présentes à profusion. Mais comment a-t-il pu réussir à trouver ce ton si juste, pour critiquer sans se faire d’ennemis dans son milieu, surfant sur le contraste entre le prétendu catholicisme stricte de Persse et les situations grivoises des plus explicites auxquelles il se trouve confronté ?

Que reste t-il de ce roman qui avait connu un grand succès à sa parution en France ? En tout cas, j’en suis convaincu, ce roman ne doit pas être recouvert par la montagne des parutions actuelles. Il est merveilleusement barré (extravagant, imprévisible, libre, drôle…), au point de n’avoir pas vraiment d’équivalent aujourd’hui ? Lui faire une place, le lire, en parler, revient à garder solides les fondations qui font notre humanité. Je fais mienne cette citation qui tombe à pic vers la fin du roman :

« Mais les conventions littéraires changeaient, l’histoire changeait, la langue changeait, et ces trésors restaient trop facilement enfermés dans des bibliothèques, couverts de poussière, méprisés et oubliés. C’était la fonction du critique d’ouvrir ces tiroirs, de chasser cette poussière, de ressortir ces trésors à la lumière du jour. Bien sûr, le critique avait besoin de certaines compétences spéciales pour le faire : une bonne connaissance de l’histoire, de la philosophie, des conventions de genres et des pratiques d’édition des textes. Mais, avant tout, il avait besoin d’enthousiasme et devait avoir la passion des livres. C’était par la manifestation concrète de cet enthousiasme que le critique aménageait un pont entre les grands écrivains et le lecteur en général. »

Notes avis Bibliofeel, décembre 2025, David Lodge, Un tout petit monde

6 commentaires sur “David LODGE, Un tout petit monde

  1. Bonjour Alain, j’ai lu « Jeu de société » de David Lodge et je retrouve dans ta chronique ce qui m’avait plu chez cet écrivain, l’humour et la satire du milieu universitaire, sans compter les histoires de cœur. Merci 🙏 Excellente journée à toi ⛅️🍀🌞📚🤩✨️

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    1. Bonjour et merci Marie-Anne. C’est peut-être mon prochain titre de cet auteur sauf si, comme d’habitude, je pars découvrir d’autres autrices, d’autres auteurs, à la recherche d’univers passionnants. Bonne soirée à toi🍁🌼🌿

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