Sébastien RAIZER, Terres noires

Série noire Gallimard, publié en août 2023

274 pages

Dimitri et Luna sont un couple très amoureux pris dans un règlement de compte ultraviolent entre mafia serbe, armée privée américaine et un groupe bancaire basé au Luxembourg. Une certaine mafia calabraise, dirigée par Nicola Santo, s’érige en rempart devant la menace. Victime d’une embuscade, Luna disparaît. Dimitri est prêt à tout pour la retrouver.


 
« Nesrine se détourna pour regarder la silhouette noire du haut-fourneau U4. Son père avait trimé dans cet enfer de métal en fusion. Quitter Alger pour… ça, se dit-elle. Pour une vie de supplétif de l’acier, corvéable et jetable. Un air de Curtis Mayfield lui vint à l’esprit. Les paroles disaient : How did I get so far gone ? Where do I belong ? And where in the world did I ever go wrong ? »
 

Sur fond de guerre mondialisée, série noire de Gallimard publie un récit d’autant plus sombre qu’il fait écho à notre actualité… Il nous place dans un monde, (actuellement ? Dans quelques années ?) où les mafias en lien avec des banques, des États, à la tête de vastes empires d’entreprises diverses, ont éliminé en grande partie les pouvoirs politiques, dont les lois sont contournées, laissant le champ libre à l’argent, à une réalité faussée par tous les moyens, avec dans leur sillage la mort et un risque généralisé de destruction. Keller, seul représentant officiel de l’ordre présent ici, est une caricature, un commissaire déprimé et alcoolique. Chaque fois qu’il entre en scène, il se sert largement à la bouteille de gin avant de parler. On se demande vite comment il peut lutter contre les monstres froids qui dirigent mafias serbe, armées privés et groupes bancaires. Bienvenue sur les Terres noires de Sébastien Raizer.

Les références aux grands classiques sont nombreuses, à commencer par Crimes et châtiments de Fiodor Dostoïevski. Dès le chapitre 3, on assiste à une terrible scène proche du meurtre de Raskolnikov. Crimes et châtiments sonde le cœur noir de l’homme. Terres noires et le triptyque formé avec les deux livres précédents, Les nuits rouges et Mécanique mort, entendent « sonder le cœur noir de l’Occident », selon les termes indiqués dans « note et remerciements » à la fin de l’ouvrage. Référence aussi à 1984 de Georges Orwell, illustrant parfaitement les opérations de manipulation utilisant le langage comme arme des sociétés modernes, et même à Othello de William Shakespeare, à travers les élucubrations de Midget, un nain fou très bien décrit alors que les autres personnages gardent leur mystère.

« Un roman magistral sur le libéralisme totalitaire et la destruction généralisée qu’il instaure », telle est la promesse de la quatrième de couverture. En marge de l’intrigue, se présente une véritable enquête journalistique, la grosseur du trait rappelant qu’il s’agit d’une fiction dans le cadre d’un roman noir. Si les nombreuses citations comportent les dates et les sources, impossible par contre de vérifier toutes les assertions de l’auteur dans l’histoire hormis quelques notes par-ci par-là. L’accusation de manipulation et de complotisme pourrait en être le résultat. J’incline à penser à une volonté de réalité augmentée afin de bousculer la zone de confort artificielle du lecteur et l’amener à penser par lui-même, en dehors des récits officiels.

Une lecture riche de promesse, très ambitieuse assurément avec une densité impressionnante d’informations, de citations diverses souvent en anglais ou en allemand et qui demande des efforts pour situer les personnages quand on n’a pas lu comme moi les deux tomes précédents. Alors qu’est dénoncée la main mise culturelle américaine, tous les titres de chapitre sont en anglais… Est-ce pour obliger à chercher des éclaircissements en dehors du livre ?

Mais la virtuosité est là, un électrochoc permettant de questionner l’arrière plan d’un eldorado américain, vanté depuis des décennies, bâti selon l’auteur sur la manipulation, les guerres extérieures, un génocide des peuples premiers et maintenant une économie dominée par un complexe militaro-industriel tout puissant laissant, dans les pays dévastés, proliférer des mafias toujours plus dangereuses. J’ai aimé retrouver de multiples références musicales, Sébastien Raizer étant co-fondateur des éditions du Camion Blanc (1992), qui ont publié quantité d’ouvrages sur des groupes rock. L’histoire est addictive et si je n’ai pas eu d’empathie pour les personnages, j’étais pressé d’aller au bout d’une lecture dont la fin est plutôt jubilatoire, avec enfin un peu de lumière !

Sébastien Raizer vit au Japon. En écrivant cela, je remarque que son héros Dimitri Gallois fuit la récession existentielle, le suicide industriel en direction de l’Orient : « Leur destination, c’était les méandres des tatouages japonais qui ornaient le corps de Luna. Et leur boussole, c’était leur aimantation solaire. » Une partie de l’action se déroule en Lorraine non loin des paradis fiscaux du Luxembourg, là ou est né l’auteur sur fond de l’écroulement de la sidérurgie.

Autres citations :

« Partout où Chatov a effectué des missions, c’est la même chose. Pauvreté, ignorance et violence systémiques : les stigmates de la défaite. Le cynisme et l’humiliation, c’est cadeau, grince-t-il pour étouffer la pensée qui lui vrille les tripes : plus nous générons de pauvreté, d’ignorance et de violence ailleurs, plus ces maux se répandent chez nous, dans la Nation under God. »

« Ce qui se profilait, c’était la vraie vie vivante. La vie pleinement vivante, l’être inépuisable dans l’infini du monde, et cette sensation l’accaparait tout entier. »

« Dans un sarcasme qui l’amusait, il aimait se dire que tout comme Dieu, il n’existait pas : les gens qu’il employait ignoraient travailler pour un système inédit nommé Mezzo Grigio et n’avaient jamais entendu parler de Nicola Serra ni de la ‘Ndrangheta. Toutefois, Santo orientait chacun de ces salariés vers des banques en ligne, des sociétés d’assurances, de prêt et de conseils en investissement détenues par sa famille. Il avait développé son réseau d’hommes de confiance en même temps qu’il n’avait cessé d’étendre son influence invisible. »

« En règle générale et dans votre situation particulière, le profit pour seule boussole, c’est aller droit à la mort. L’économie comme finalité et non comme moyen, c’est un suicide pur et simple. Il existe une autre voie que la paranoïa et la destruction, Allen. »

« Il considéra ses chats. Un subtil mélange de profondeur et d’indifférence brillait dans leurs pupilles changeantes. Les chats profitaient de chaque crépuscule et de chaque aurore, et mourraient quand viendrait la mort. Le reste, tout le reste, était insensé et grotesque. Même la question de donner un sens à son existence dans un monde dépourvu de sens. Car la vie, ne compte que pour elle même. La seule jauge de la vie, c’est le vivant, et rien d’autre. N’est-ce-pas ? »

Merci à Babelio et aux éditions Gallimard pour cette lecture qui m’a fait sortir de mes habitudes et passer par toutes sortes d’émotions et de réflexions, c’est cela que l’on recherche dans la littérature, non ?

Notes avis Clesbibliofeel novembre 2023, Sébastien Raizer, Terres noires

12 commentaires sur “Sébastien RAIZER, Terres noires

  1. Excellente la citation des chats, c’est tout à fait ça. Si seulement les humains se posaient un peu et observaient et surtout apprenaient des chats (et des animaux en general d’ailleurs mais les chats sont des philosophes puissants en particulier)

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