Kenzaburô ÔÉ, Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants

Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants

Traduit du japonais par Ryôji Nakamura et René de Ceccatty

Éditions L’imaginaire Gallimard, septembre 2021

Première date de parution : 1958

238 pages

Merci à Roschdy Zem, à Yolande Moreau et au film Le Principal de Chad Chenouga à qui je dois cette lecture. Le personnage joué par Yolande Moreau, principal de collège partant à la retraite, conseille et approvisionne en livres son adjoint, Roschdy Zem, dont un de l’écrivain japonais Kenzaburô Ôé. Est ainsi posée dans le film la question de la transmission de valeurs entre les adultes, les jeunes et aussi les spectateurs.

Adagio pour flûte et piano de Hikari Ôé, le fils de l’auteur japonais Kenzaburō Ōé. Il est né autiste et malgré sa déficience intellectuelle et physique, il a pu devenir un compositeur de musique reconnu et enregistré.

J’ai choisi ce livre de Kenzaburô Ôé pour le résumé en quatrième de couverture, pas pour le titre tout à fait effrayant, énigmatique, incitation bizarre que ce : « Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants ». Quelques recherches m’ont permis de relativiser l’emploi de l’impératif. Les mots provocateurs sont ceux de la fiction, d’un imaginaire très riche s’attaquant à un tabou : la violence envers des enfants. Quand un auteur japonais s’empare d’un tel sujet, sûr que cela ne va pas être un roman feel-good… Âmes sensibles bienvenues mais il faudra en passer par un réalisme de la violence d’une force inhabituelle, un cri à la Edvard Munch, d’un artiste hanté par la souffrance, la maladie, la mort, potentialisé par l’expression directe des enfants.

Deux mots sur l’auteur avant de présenter cette fable sociale tout à fait singulière. Elle a été écrite en 1958 mais m’a paru mettre en avant des thèmes réactualisés par les guerres actuelles, Ukraine, Moyen-Orient notamment, où les enfants sont des cibles. Kenzaburô Ôé, lauréat du prix Nobel de littérature 1994, est certainement un des plus grands auteurs du XXème siècle. Né en 1935, il a connu le nationalisme nippon, le culte de l’empereur, la guerre suivie des destructions, de la misère, de l’impensable bombardement nucléaire d’Hiroshima puis de Nagasaki et plus récemment de la catastrophe de Fukushima. Sa vie a été consacrée à défendre la paix, la dignité, la démocratie… et la littérature. Il est décédé le 3 mars 2023 dans une certaine indifférence, ce qui pose question au vu de son œuvre et de ses engagements sociaux. Est-il trop en marge, trop dérangeant par rapport aux codes actuels où la réalité doit être montrée avec l’apparence du vrai en gommant les effets expressionnistes pourtant utiles pour provoquer l’émotion, la réflexion et l’action, trois éléments qui caractérisent la vie de Kenzaburô Ôé ?

Retour au sujet du livre. Pendant la seconde guerre mondiale, les enfants d’une maison de correction sont emmenés dans un village de montagne. Leur éducateur, qui doit aller chercher un autre groupe, les confie aux paysans apeurés, abêtis par la pauvreté, l’ignorance… Après plusieurs décès dus à un début d’épidémie de peste, la population décide de quitter le village livrant les enfants à eux-mêmes, dans l’attente de l’éducateur qui tarde à revenir. Ceux-ci vont s’organiser pour survivre, formant une société où peut aussi s’exprimer des douceurs inconnues : la fraternité et même un bourgeon d’amour.

Ce n’est pas La peste d’Albert Camus, – un auteur qu’il appréciait, ainsi que Jean-Paul Sartre, Thomas Mann, Milan Kundera…, plutôt Robinson Crusoé… le village devient une sorte d’île déserte où tout est à refonder. Ces enfants au passé de délinquants, seuls, dans des conditions extrêmes, doivent faire l’expérience de la liberté, trouver à manger, apprendre à se connaître, à se soutenir. Une vrai histoire d’amour se noue entre le jeune narrateur et une petite fille, moment de grâce magnifiant ce récit à l’imagination intense.

Derrière la pudeur cachée sous les mots crus de Kenzaburô Ôé, il faut lire la force du message, l’injonction à respecter et protéger les enfants, à honorer la nature aussi et la vie naissante sous toutes ses formes. Vénérer l’espoir toujours présent en l’homme en dépit de la barbarie, ou du désintérêt, ce qui est proche, dont il fait souvent preuve. Continuer de lire celui qui manie les mots avec tant de maestria et d’élégance, contant l’Histoire, le temps, la vie du monde.

Il y aurait bien plus à dire… Pour ceux que cela intéresse je mets le lien d’entretiens très instructifs d’une émission Hors Champs de Laure Adler, diffusée sur France culture en 2022. S’il fallait une preuve de la valeur humaine de cet auteur il faudrait parler de son dévouement envers son fils, Hikari, atteint d’un handicap mental. Kenzaburô Ôé a été le porte parole de ce garçon mutique passionné par la musique, vivant à travers elle, voie exclusive de communication avec sa famille. Hikari Oé a réussi à s’épanouir dans une carrière de compositeur, sa musique a été enregistrée. Musicien reconnu au Japon, il représente un exemple réussi de traitement du handicap mental par l’art.

Quelques citations :

« Du coup, nous avons décidé d’ignorer complètement les villageois qui nous fixaient, plantés de l’autre côté de la haie. De ce côté-ci de la haie, nous rôdions comme des bêtes en cage, contemplant, assis sur des dalles séchées au soleil, l’ombre pâle des feuilles sur le sol ocre sombre et en traçant avec le doigt le contour bleu clair qui frémissait parfois. »

« – Arrête de te foutre de moi ! Tu entends, arrête de te foutre de moi ! Pour qui tu te prends ? Tu n’es pas un être humain. Tu n’es qu’un minable qui ne peut propager ses tares héréditaires ! Tu seras un vaurien une fois adulte. »

« Je pensais que tu ne reviendrais pas. Elle prononçait ces mots entre des convulsions inintelligibles. Je détournai les yeux de ses lèvres et je regardai mes doigts douloureux. Le sang dégouttait sur le dallage. Soudain la main de la petite se tendit vers mes doigts et, tandis qu’elle s’agenouillait, ses lèvres se posèrent sur mes doigts et sa langue durcie lécha ma plaie par petites touches régulières, l’humectant de salive visqueuse. Sous mon front baissé, sa nuque, qui frémissait par secousses, devenait aussi ronde et souple que le dos d’un pigeon. »

Notes avis Clesbibliofeel, novembre 2023, Kenzaburô Ôé, Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants

17 commentaires sur “Kenzaburô ÔÉ, Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants

    1. Le thème de la violence, de la guerre me fait peur et afin d’affronter cette peur, il me faut de tenter de la comprendre afin de l’affronter. Ces thèmes sont très présents sur mon blog mais avec ce livre, à hauteur d’enfants, un cran supplémentaire est franchi et je craignais d’avancer dans le récit… Heureusement le talent et la vie de cet auteur déborde d’humanité, en mots et en actes, et cela fait du bien !

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  1. Bonjour Alain. J’avais lu « Gibier d’élevage » de cet écrivain, qui évoque le racisme et la guerre. C’était dur et parfois choquant mais je l’avais aimé. Oé est un auteur qui n’hésite pas à aborder frontalement les sujets les plus difficiles ! Merci de cette chronique et très bonne journée

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    1. Je remarque qu’il a l’art des titres accrocheurs ! Je lirais certainement d’autres livres de Kenzaburô Ôé, mais dans quelques temps tellement l’expérience peut-être forte. Merci Marie-Anne pour ton message et bonne journée !

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