Clémence BOULOUQUE, Le sentiment des crépuscules

Éditions Robert Laffont, rentrée littéraire,publié en août 2024

176 pages

Grand merci à Babelio pour cette proposition de lecture dans le cadre d’une opération masse critique spéciale. J’ai immédiatement accepté, attiré par la sortie de ce livre qui réunit Stephan Zweig, Sigmund Freud et Salvador Dali, curieux de lire ce que ceux-là avaient bien pu se raconter et admiratif du défi de Clémence Boulouque.

L’autrice a eu l’idée d’imaginer les échanges entre ces trois personnages charismatiques lors de leur rencontre à Londres juste avant la guerre, le mardi 19 juillet 1938. Freud tout juste exfiltré de l’Autriche nazie vient d’y emménager avec sa fille Anna, alors que sa femme, Friderike est restée en Autriche :

« …elle avait longtemps feint de croire que son départ n’était qu’un désagrément, une réaction exagérée de sa part, que les nazis, comme les querelles, passeraient : des volées d’étourneaux qui éteignent brièvement le ciel. Cela aussi l’avait ulcéré, comme tous ceux qui faisaient semblant de ne pas comprendre. »

Zweig, un proche de l’analyste, a organisé cette visite à la demande de son ami peintre Dali qui trépigne de montrer une de ses toiles à Freud. Dali est accompagné de son épouse Gala et de son agent Edward James, un riche poète britannique mécène des surréalistes. Cette « rencontre avec l’âme du monde » a réellement eu lieu mais les échanges sont restitués librement par l’autrice. La démarche est proche de ce que Zweig a écrit, notamment sur ces épisodes où l’histoire s’accélère prenant soudainement une direction particulière. Il vient de relire la traduction française de son recueil « Les Très Riches Heures de l’humanité » qui sera publié en français en 1939.

«  Il a une affection particulière pour ces miniatures dans lesquelles s’incarnent une époque, ses tournants, et où le temps se condense en quelques heures, quelques rencontres, quelques figures d’exceptions. »

Comment ne pas évoquer également le recueil de nouvelles d’Erika Mann « Quand les lumières s’éteignent ». On était alors dans les années 1930, avec un propos plus réaliste, plus sombre aussi, au cœur de la tragédie. Le titre ici est assez vague, il s’agit « seulement » d’un sentiment, d’un crépuscule, façon de saisir au vol un moment de l’histoire, de plonger avec une certaine distance et légèreté dans l’intimité des personnages. Le style est intéressant et riche, présentant un grand nombre d’informations passionnantes. Le récit s’appuie visiblement sur de nombreuses sources, ce qui aurait mérité une bibliographie et des notes afin d’appuyer et légitimer le propos. Écrit à la troisième personne, il représente la vision de l’autrice qui se porte avant tout sur le regard qu’à Stephan Zweig de la scène, cela m’a bien sûr enchanté !

C’est une belle idée de revisiter cette réunion improbable de personnages si différents, comme mettre en présence l’eau et le feu, la carpe et le lapin, la grenouille et le bœuf. Stefan Zweig cultive l’altruisme dont l’autrice fait dire à Anna, la fille de Freud, qu’il permet de remplacer la peur de la mort par le soucis des autres. Elle se demande ce qu’il adviendrait s’il n’avait plus personne à aider. Salvador Dali est tourné vers lui-même, un individualiste seulement soucieux de sa renommée, de sa fortune. « C’est sans doute un véritable fou qui fait semblant d’en être un ». Peut-être un jeu au départ en phase avec le mouvement surréaliste mais qui va devenir une marque, un signe de reconnaissance qui le maintiendra au sommet très longtemps.

Portrait de Freud par Salvador Dali

Freud a déjà 82 ans, Zweig en a 56 et Dali seulement 34 ans. Les lignes se sont croisées et s’échapperont de plus en plus. Le surréalisme s’est appuyé sur les travaux du psychanalyste viennois, ouvrant l’imaginaire qui allait se refermer brutalement avec le fascisme et la guerre. Ce jour de juillet 1938, Zweig et Gala freinent un Dali toujours dans la démesure, désireux de se mettre en avant.

« Le regard de James se barre pour ne pas voir Dali. Cet être le révulse. Ses âneries ont quelque chose de faussement gratuit, et les outrances sont calibrées pour lui rapporter. Il vit uniquement pour poser. Comment quelqu’un peut-il à ce point susciter l’écœurement et l’amusement ? »

Une journée annonciatrice de tragédies. La suite n’est pas écrite mais peut-être à rappeler ici. Sigmund Freud, malade, meurt en septembre 1939 d’une dose sans doute létale de morphine. Fin tragique pour Stephan Zweig qui se suicide en 1942 au Brésil. Salvador Dali saura passer le cap grâce à son excentricité, son goût pour le luxe et la célébrité qui se fondent à merveille dans l’époque. Il décède en 1989 en Espagne franquiste dont il reçoit les honneurs, prime à son allégeance aux vainqueurs.

Voici un livre de la rentrée littéraire qui permet de réfléchir à une journée particulière du début de l’été 1938. Les projections sur ce qu’elle dit de notre actualité sont pertinentes. J’ai pensé à ce début d’été 2024 où on a pu ressentir ce sentiment des crépuscules, dilué ensuite dans la réalité des résultats électoraux et l’euphorie d’une paix olympique, momentanément réconciliatrice. Avec Dali, j’ai pensé au pouvoir de l’image et de l’utilisation de l’outrance, du mensonge pour exister.

« C’est la qu’il a compris ce que serait Dali : une attitude, et des toiles pour la justifier. La ville serait sa retraite d’hiver, son terrain de jeu. Il régalerait les journalistes de ses excès, les préviendrait des ses frasques, et ferait leur travail : les articles s’écriraient tout seuls. Le tout pour une obole : sa gloire. Deux ans après son arrivée, il était en couverture de Time Magazine. Des inconnus l’arrêtaient dans la rue pour lui demander des autographes. Et ce n’était qu’un début. Il avait provoqué sa chance. Il était son propre prophète. Et Gala, sa comptable. »

C’est un livre singulier, une biographie où des personnages de l’ordre du mythe, romancier de renom, scientifique éclairé, peintre surdoué et médiatique, s’exposent avec leur force et leur faiblesse et, peut-être, nous éclairent. Il y a tellement de densité dans le propos que j’ai relu avec plaisir bon nombre de passages pour cette chronique.

Notes avis Bibliofeel août 2024, Clémence Boulouque, Le sentiment des crépuscules

8 commentaires sur “Clémence BOULOUQUE, Le sentiment des crépuscules

  1. Merci pour cette belle découverte autour de ces trois célèbres personnages. J’ai emprunté cet été quelques B.D dont une « les derniers jours de Stéphan Zweig ». Belle coïncidence. Ta conclusion sur ce rapport à l’actualité est pertinente avec ces moments possibles de bascule.
    Heureux de revenir sur ton blog.

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    1. Merci Alan ! Tout ce qui touche Stephan Zweig m’intéresse et cette BD également. Je prépare une nouvelle chronique sur un livre qui devrait t’intéresser : La vallée du silicium de Alain Damasio… Bon weekend et à bientôt.

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