Joy SORMAN, Le témoin

Éditions Flammarion, publié en janvier 2024

282 pages

Bart, employé administratif et comptable d’un organisme public accueillant des demandeurs d’emploi, est licencié brutalement lors d’une réduction d’effectif. De son poste il avait pu observer de multiples scènes de détresse. Il se sent victime de l’arbitraire et se donne pour but de voir par lui-même comment fonctionne la justice. Il a mis dans sa mallette, vêtements de rechange, nécessaire de toilette et lampe frontale. Le studio est quitté sans regrets, sans prévenir qui que ce soit. Il a laissé sa radio, il a abandonné ses livres (quelques classiques, une biographie d’astronaute et un essai sur l’intelligence des animaux…) C’est ainsi qu’il se rend à l’imposant bâtiment du tribunal, au cœur de la ville, à quelques centaines de mètres de là.

Cela m’a rappelé la collection Ma nuit au musée des éditions Stock, collection que j’apprécie beaucoup. La démarche est plus radicale ici, ce n’est pas pour une seule nuit de lit de camp et d’inconfort. Bart n’a aucunement l’intention de revenir, de témoigner, d’ailleurs personne ne lui a jamais demandé son avis. C’est un solitaire sans histoire, sans passé, et maintenant sans avenir… et un personnage de fiction marquant.

Au tribunal, il navigue le jour entre la salle des pas perdus, la cafétéria, les salles des audiences. Il ne dit rien, ne se fait pas remarquer. Sa tenue, costume commun et aspect banal, lui assure discrétion et quasi-invisibilité. Il observe, écoute les gardiens, les familles avant de comparaître, détaille le décorum, la fatigue des juges, il s’étonne dans une révolte muette. A la nuit, il trouve une cache dans un plafond.

Les paroles des débats sont habituellement toutes consignées dans les procès, ce qui n’est pas le cas des expressions des juges, des assesseurs, des experts, des avocats, ni de celles des prévenus et de tout le public. Ce sont elles (expressions, attitudes…) qui sont ajoutées scrupuleusement ici et cela fait sens, éclaire les enjeux (et les biais de justice), peut-être plus que les débats eux-mêmes. J’ai été frappé par le rapport des corps avec les vêtements, reflet des humeurs et véritables cartes d’identité des protagonistes.

Chaque jour Bart fait son programme, choisissant une séance devant l’écran des audiences (quelquefois au hasard) : mineurs et affaires familiales, comparutions immédiates, tribunal correctionnel, infractions liées au terrorisme… Il fait ainsi le lien avec son ancien travail auprès des demandeurs d’emploi, remarquant que ceux-ci ont plus de risque de se retrouver du mauvais côté.

Pour écrire Le Témoin, Joy Sorman a assisté aux audiences de nombreuses chambres au cœur du nouveau tribunal de Paris dans le 17e arrondissement. Elle y a imaginé son personnage, Bart prend vie à travers son regard pour une efficacité décuplée des retranscriptions d’audiences, permettant d’interroger en profondeur le réel à partir de ce qu’elle a vu et entendu.

La qualité de l’écriture participe grandement à la réussite du roman… On a là un bel exemple d’intertextualité (le fait de s’approprier, reprendre, développer une œuvre précédente), Bart m’évoquant immédiatement Bartleby le scribe, avec son célèbre j’aimerais mieux pas... « I would prefer not to… » de la nouvelle d’Hermann Melville « Bartleby, the Scrivener : A Story of Wall-Street ». Bartleby finissait par vivre jour et nuit au bureau. Bart lui s’installe définitivement dans les locaux du tribunal. Même subversion du refus, même révolte pathétique, même négation muette des piliers idéologiques et matériels jugés hypocrites et souvent injustes par Bart. C’est un des piliers de l’État, la Justice, qui est visé ici, sommée de juger des intentions et non des faits, perdue dans le brouillard de la peur, manquant de moyens. Bart est un Ulysse moderne, ou un SDF qui s’est donné une mission d’observation, ou encore un moine laïc ayant fait vœux de silence, observant magistrats, jurés et prévenus au plus près.

« Un juge assesseur réprime un bâillement, l’attention du tribunal canote à la surface de ses phrases et Bart doute que le jeune homme à la voix morne fasse le poids face aux conclusions du juge d’instruction, selon lesquelles l’association de malfaiteurs terroriste est caractérisée, le projet ayant été matérialisé par des discussions évoquant un départ et la consultation de cartes de la région. »

La petite musique d’écriture est efficace, on est dans les pas de Bart, dans son regard sans illusions, dans son étonnement silencieux, dessinant dans la précision des tableaux vivants, des dessins des personnages dans l’enceinte de procès qui s’animent sous les yeux des lecteurs :

« Bart lui-même a la mine grisâtre, émergeant d’une veste croisée, un imperméable à la saignée du coude, une épaisse mallette en cuir à la mains, de celles, profondes et à soufflet, que les médecins de campagne trimballent dans les films et les romans. Il passe inaperçu au milieu des pigeons biset – il pourrait être l’un deux, oiseau des villes, ou un ramier, une palombe – quand on devrait pourtant s’arrêter sur cette allure intempestive, cet homme à l’air soigné, le petit crâne ovale planté de cheveux ramenés en arrière, qui se tient raide dans les bourrasques, s’attardant sur la vaste esplanade, indifférent à l’agitation – on entre et on sort du tribunal par brassées, on presse le pas, on relève son col, on file le nez au sol. »

« La parole lui est donnée avec précaution par la présidente du tribunal, d’un ton courtois que Bart ne lui connaissait pas, celui qu’on emploie quand il s’agit d’examiner l’un des siens. »

« Bart est venu au palais voir si la justice était juste, et elle l’est rarement. Ce sentiment d’injustice – qui chez Bart n’est plus une indignation car s’indigner serait illusoire et feint, l’injustice est monnaie courante, rien que nous ne découvrions –, ce sentiment d’injustice est sans doute une chose largement partagée, qui n’a rien a voir avec la loi, est une chose première, évidente, avant la justice elle-même. »

Joy Sorman est l’auteure d’une dizaine de romans. Pour son précédent livre, « À la folie », elle s’était rendue pendant toute une année au pavillon d’un hôpital psychiatrique et y avait recueilli les paroles de ceux que l’on dit fous et de leurs soignants. « Le témoin » est un formidable sujet, très original, qui tient toutes ses promesses. Le sujet m’a plu, elle interroge la justice, son exercice, nous renvoie à juste titre à notre responsabilité collective en la matière. On imagine parfaitement ce citoyen clandestin au cœur du tribunal, à tel point que ce pourrait être un bon scénario de film… Elle a parmi ces nombreux ouvrages des collaborations avec François Bégaudeau et Maylis de Kerangal, ce qui me donne envie de revenir vers elle rapidement.

Notes avis Bibliofeel octobre 2024, Joy Sorman, Le témoin

6 commentaires sur “Joy SORMAN, Le témoin

Répondre à alexmotamots Annuler la réponse.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.