Louise ERDRICH, Celui qui veille

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Sarah Gurcel

Albin Michel, 2022 pour la traduction française, lu dans l’édition Le livre de poche d’août 2023

572 pages


Ce livre est bouleversant ! On entre par effraction littéraire dans l’histoire, un début par la petite porte avant que le souffle de vie nous transperce au-delà des temps. Par effraction parce que Louise Erdrich nous invite tout d’abord à passer quelques moments du quotidien avec ses personnages, sans présentation générale. Le lecteur va devoir patienter, prendre le temps de se repérer, une immersion en douceur au beau milieu d’une communauté indienne singulière luttant depuis longtemps pour sa survie. Et puis après quelques dizaines de pages, je me suis retrouvé au Dakota du Nord, dans les années 1950, dans les pensées de Thomas, de Patrice, de Millie, de Louis Pipestone… Thomas Wazhashk est un personnage charismatique qui appartient à « …la génération d’après le bison, celle-des-qui-sommes-nous-désormais ». Il est veilleur de nuit à l’usine de pierres d’horlogerie de Turtle Mountain, là où travaille Pixie / Patrice (variante de Patricia) et ses amies. Un jeune boxeur, Wood Mountain, se prépare à affronter Joe La Tremblote lors d’un match destiné à financer l’envoi d’une délégation à Washington.

Bill Haley, 1953… L’oncle de Barnes surnommé « La Musique » inclut la musique au programme de l’entraînement de boxe de Wood Mountain : « Il avait apporté un électrophone et passait des disques, les dernières nouveautés, à plein volume – des airs endiablés pour stimuler le saut à la corde, simple, double, croisé. Il poussait le rythme des combinaisons de Wood Mountain avec des versions accélérées de « El Negro Zumbon » et de « Crazy Man, Crazy » de Bill Haley & His Comets. Les chansons s’incrustaient dans le cerveau du jeune boxeur qui n’entendait plus qu’elles. Elle coloraient son univers. Ses poings avaient désormais une vie propre. »

Louise Erdrich nous transmet l’histoire de sa famille et au-delà nous parle du destin des peuples colonisés, luttant pour conserver leur culture. Elle s’est inspirée de son grand-père, président du conseil tribal, de son combat avec les siens pour contrer la loi de termination. Promue par le sénateur Arthur V. Warkins, un mormon buté et hypocrite, elle permettait de déposséder les autochtones de leurs biens en prétendant les assimiler à la population américaine. Ce sénateur a existé, ses paroles lors de l’entrevue au congrès sont celles consignées à l’époque des faits.

Cette fiction remarquable rend justice aux leaders amérindiens ayant continué le combat de leurs parents, avec des enfants éduqués possédant les codes des blancs et ainsi capables de s’opposer efficacement. Les mots secs des textes officiels peuvent tuer l’espoir, peut-être que les mots puissants de la littérature, dénonçant cette violence, ont la capacité de rendre cet espoir.

Quels magnifiques portraits de femmes ! J’ai été particulièrement sensible aux passages ou apparaît Millie. L’autrice est particulièrement à l’aise avec ses personnages fictifs. Millie est la fille de Louis, un indien débonnaire éleveur de chevaux. Étudiante à l’université du Minnesota, elle va accompagner la délégation de Thomas pour défendre le dossier des Indiens Chippewas. Elle aime les motifs géométriques, les rayures, les carreaux et les couleurs. Sous la plume de Louise Erdrich elle devient le symbole d’un peuple patchwork joyeux et coloré :

« Ce jour-là, sa tenue combinait doublement les carreaux : sur son chemisier noir et blanc et sur sa jupe bleu sarcelle. Elle portait autour du cou un foulard à imprimé gris et or. Hors de vue, dans l’armoire minuscule de sa chambre d’étudiante, étaient suspendues cinq jupes à rayures, deux pull-overs dont les épais fils de laine entrecroisaient leurs couleurs, ainsi que trois kilts et un pantalon pas banal, jaune et bleu. Elle envisageait constamment d’agrémenter ses chaussures plates marron et blanc de fines rayures noires. Il faisait froid et elle regrettait de ne pas avoir mis son pantalon rayé. Elle avait replié ses jambes sous elle pour se tenir chaud et gardait son mince manteau de laine sur les épaules tandis qu’elle travaillait. Le manteau n’était déjà plus adapté, mais elle l’adorait parce que son motif cubique pouvait être vu de deux façons et faisait d’elle une illusion d’optique ambulante. »

Des pages sublimes avec Barnes, professeur de mathématiques et entraîneur de boxe, métaphore des coups donnés et des coups reçus… Des pages brûlantes quant il s’agit d’amour, ces secrets révélés à Patricia par Betty. Des pages touchantes quand Wood Mountain est littéralement envoûté par le bébé de Véra au point d’oublier son attirance pour Pixie / Patrice.

J’étais resté sur le récit tellement horrible du massacre de Wounded Knee, le 29 décembre 1890 dans le Dakota du Sud, avec l’excellent roman d’Eric Vuillard si bien nommé : Tristesse de la terre. Quel plaisir de retrouver un peuple amérindien debout, sous une telle plume et de sentir la fierté de Louise pour ses personnages (en premiers pour son grand-père Patrick Gourneau qui vit sous les traits de Thomas et pour sa mère à qui est dédié le roman), mettant au grand jour cette victoire relative mais réelle d’un peuple dont la culture se transmet encore, notamment par cette librairie, Birchbark Books, ouverte par Louise Aldrich en 2001, consacrée aux cultures amérindiennes.

Cette fiction, basée sur des faits réels avec une part d’autobiographie, est magnifique car elle parle beaucoup d’amour, de baisers et de sexe vus du côté féminin. Sans manière, loin de la fausse douceur hypocrite et de la vraie violence du sénateur Warkins ou des missionnaires Elnath et Verdon. On a l’opposition par touche des thèses délirantes du livre des mormons qu’entreprend d’étudier Thomas (le sénateur est mormon…), et des récits indiens des origines basés sur la connexion avec la nature. Le découpage des chapitres, la narration sont toujours réinventés. J’ai aimé cheminer ainsi de surprise en surprise.

Louise Erdrich appartient au mouvement de la Renaissance amérindienne dont elle est une des figures les plus emblématiques. Son œuvre est imposante et multi-primée. Considérée comme l’une des plus grands écrivains américains, elle est souvent comparée à Toni Morrison… Je trouve son style plus direct, moins obscur quelquefois que Toni et il suffit de lire Celui qui veille pour être convaincu qu’elle appartient à la catégorie des très grands auteurs…

Celui qui veille a obtenu le Prix Pulitzer 2021. Je le quitte à regret… J’aurais bien continué à écouter Pixie / Patrice, Thomas, Millie encore et encore. 572 pages ça peut être bien court tout compte fait… L’avez-vous lu ?

Notes avis Bibliofeel septembre 2024, Louise Erdrich, Celui qui veille

11 commentaires sur “Louise ERDRICH, Celui qui veille

    1. Je découvre une autrice qui va compter dorénavant pour moi. Les titres de chapitre sont bien choisis et je remarque que le titre que tu donnes est pas mal également. Merci pour la suggestion !

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  1. Oh quel bel avis qui donne envie ! Je l’avais découverte avec « Dans le silence du vent » où l’on se trouve dans une communauté amérindienne dans un temps plus contemporain, que j’avais beaucoup aimé. J’avais moins apprécié « La chorale des maîtres bouchers » que je n’ai jamais réussi à terminer (même s’il y avait de belles pages…).

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  2. Merci pour ce partage d’un livre que je vais certainement me procurer. Depuis longtemps je soutiens le combat de ces amérindiens et vénère la sagesse et la résilience de certains d’entre eux. Certes l’alcool a fait des ravages dans les réserves mais l’âme de cette culture reste malgré tout cette violence infligée. J’avais adoré le cercle sacré » de Archie Fire Lame deer, éditions Albin Michel.

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    1. C’est un combat emblématique et malheureusement le vainqueur non content de sa victoire cherche à étendre sa terrible domination. Malgré les tentatives d’effacement, la culture des Amérindiens survie encore… Merci Alan pour le titre, il se pourrait bien que je m’y intéresse dans quelques temps !

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