Azar NAFISI, Lire dangereusement

Le pouvoir subversif de la littérature en des temps troublés

Traduit de l’anglais par David Fauquemberg

Éditions Zulma, publié en septembre 2024

352 pages

Lire dangereusement aurait aussi bien pu se nommer Lettres à Baba jan (équivalent de cher papa en persan), Azar Nafisi avait l’habitude d’échanger des lettres avec son père dans les périodes où ils ont été séparés. Elle reprend cette correspondance en 2016, alors que celui-ci est mort douze ans auparavant. Les cinq lettres publiées ici ont été écrites aux États-Unis en pleine crise du Covid, en 2019 et 2020. Ce père aimé n’est pas n’importe qui : il était iranien, maire de Téhéran, jeté en prison en 1963, pendant 4 ans, par le régime du Shah pour refus d’obéir. On découvre un homme intègre, adepte de la liberté, des droits de chacun, d’un courage impressionnant… Le ton de l’autrice est celui de la méditation, de la confidence sur sa vie actuelle, de la communication sur les changements politiques et sociaux aux États-Unis et en Iran. Double récits de vies singulières. J’ai adoré le beau passage où elle présente, de façon très sérieuse et protocolaire, James Baldwin à son père et son père à James Baldwin. Elle parvient, à travers la littérature, à recoudre ce que la mort a rompu dans le tissu déchiré du temps. Elle lui dit ce qu’il aurait sans doute aimé de la vie actuelle et ce qu’il n’aurait pas aimé, utilisant des formules surprenantes « Tu aimerais sans doute savoir comment cette histoire se termine et s’il reste un peu d’espoir pour une société comme celle que décrit Bradbury. »

La littérature, la fiction ont une capacité de résistance contre l’absolutisme. c’est ce qu’elle a retenu de son expérience et de celle de son père, ce Baba jan qui avait écrit, alors qu’il était en prison, une longue lettre adressée au président Lyndon Jonhson (intégrée en fin de volume). Elle poursuit cette quête obstinée de justice y compris après la mort, persuadée que seule l’indifférence et l’oubli absolus signent une défaite irrémédiable. Elle est très claire quant au besoin de récits pluriels et revendique la nécessité d’une « démocratie de perspectives diverses », dénonçant la violence d’une communication non pas en incluant mais en éliminant. Ses références premières vont à Gandhi, M.L. King et à Montaigne. Chaque lettre adressée à Baba jan commente des auteurs qui alimentent sa réflexion (Rushdie, Platon, Bradbury, Morrison, Atwood…). Azar Nafisi possède une écriture douce et musicale, la lecture en devient addictive et à travers les autrices et auteurs cités c’est de nos vies à tous dont il est question.

Gérer les sentiments de frustrations et de colère face à l’absolutisme occupe une bonne partie de cet échange épistolaire. Elle dit avec force qu’il ne faut pas se retirer du monde et de la compagnie des autres, qu’il faut rester créatifs, ce qui est une force face à l’absolutisme ayant peur de la créativité. Nous ne devons pas être aveugles à tout ce qui se passe ces temps-ci. Ces injonctions semblent aussi pour elle-même, en proie à l’angoisse, souvent déprimée. Apprendre à contrôler les peurs et à bien résister ; Ne pas se résigner ; Trouver les moyens de les embobiner ; Devenir maître de son propre récit… Elle se demande quel rôle ont des gens ordinaires dans l’avènement d’un état totalitaire ? L’action fait alors place au doute « La tragédie, c’est que nous vivons dans cette absurdité et qu’étrangement nous la tolérons. »

Autrice, témoin de deux mondes opposés qui pourraient se rejoindre ? Elle constate que la société américaine est chaque jour plus divisée, «…trop d’idéologie, pas assez de dialogue », lui rappelant ce qu’elle avait vécu en Iran. Les états totalitaires ne jaillissent pas de nulle part, il y a des signes annonciateurs qu’elle observe aux États-Unis.

Sauvegarder la démocratie est une vraie question. Elle avance à tâtons dans ses lettres, interrogeant son père : « Peut-être que pour nous, l’idée même de changement est dangereuse, et ce que nous voulons éviter, c’est lire dangereusement ». Cela me semble bien vu, à la fois demandé et imposé par des rouages bien entretenus par la société et cette peur de basculer dans l’inconnu amenant à croire à tous les mensonges. Publié en langue originale en 2022, elle écrit alors « Nous vivons dans une ère post-Trump, mais Trump restera avec nous pendant longtemps encore… ». Cette traduction est publiée au moment du retour de Trump au pouvoir, dans des conditions bien différentes du premier mandat puisqu’il a obtenu les pleins pouvoirs (chambre des représentants, sénat, cour suprême…), les raisons de lire cette autrice qui a bien connu les mécanismes de la dictature sont donc plus nombreuses que jamais.

Née à Téhéran en 1955 dans une famille musulmane laïque et progressiste, Azar Nafisi est partie à 13 ans étudier en Angleterre puis en Oklaoma où elle obtient son doctorat. Elle rentre après la révolution iranienne de 1979 pour enseigner, mais son refus de porter le voile lui vaut d’être renvoyée. Elle s’exile à Washington en 1997. Son premier livre, Lire Lolita à Téhéran (Prix du meilleur livre étranger 2004 et Grand Prix des lectrices Elle 2005), traduit dans 19 langues, a remporté un succès considérable. Elle est professeur de littérature anglaise à l’université de Baltimore et collabore avec d’importants journaux américains.

Je remercie les éditions Zulma pour cette lecture qui m’a permis de découvrir une autrice exceptionnelle. Son témoignage à partir de deux générations, avec des expériences à priori si différentes, est important à lire et à faire connaître. Je suis heureux d’y participer pour une modeste part. Je verrais bien ce superbe livre à côté des Essais de Montaigne dont cette autrice semble emprunter le talent, la sagesse (et le doute aussi), elle aussi impliquée dans les problèmes de son temps, elle aussi soucieuse de justesse et de mesure dans l’analyse. J’ose dire que c’est une grande autrice à ne pas laisser seule sur les rayons des librairies ou des bibliothèques !

Connaissez-vous Azar Nafisi ? Êtes-vous intéressé(e)s ?

Elle déclare en introduction :

Les écrivains évoqués dans ce livre ont vécu à la lisière du traumatisme et du danger, et ils ont découvert que la littérature et l’imagination étaient non seulement importantes mais bel et bien vitales pour leur bien-être. Pour eux, écrire était une manière de survivre – d’une certaine façon, leur unique manière de survivre. Le lecteur l’aura compris : je ne parle pas ici d’une littérature résistante mais de la littérature comme résistance. Ce qui m’intéresse, c’est la manière dont la littérature et l’art résistent aux instances du pouvoir – non seulement les rois et les tyrans du monde, mais les tyrans en nous aussi. S’il est possible de transformer des politiques, il est beaucoup plus ardu de transformer les attitudes. Mon objectif dans ce livre – dans tous les livres que j’ai écrits, d’ailleurs – est de combler les fractures provoquées par la politique en rétablissant des connections grâce à l’imagination. Aujourd’hui, les livres sont en danger. On peut même faire un pas de plus et affirmer que l’imagination et les idées le sont. Or, à chaque fois que cela est le cas, nous savons que c’est notre réalité qui se retrouve menacée. Vous savez ce qu’on dit : « d’abord des livres, puis on brûle les gens » ? C’est le moment de se rappeler ce que disait Toni Morrison en 2013, lors de la cérémonie de remise des diplômes de l’université Vanderbilt : «  L’art nous prend et nous emmène dans un voyage qui n’a pas de prix, et dont le coût importe peu, pour faire de nous les témoins du monde tel qu’il est et tel qu’il devrait être. »

Notes avis Bibliofeel, novembre 2024, Azar Nafisi, Lire dangereusement

12 commentaires sur “Azar NAFISI, Lire dangereusement

  1. Tu ne manques pas d’éloges pour cette écrivaine que tu places aux cotés de Montaigne. Elle connait les mécanismes de la dictature et ses rouages et les dangers qui menacent les États-Unis. Trump n’est que la partie bien visible d’une vision glaciale et cynique. Aujourd’hui, écrire et créer redeviennent des actes de résistance. Faire germer de nouvelles pensées pour voir fleurir, nous l’espérons, de nouveaux horizons.

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    1. J’avais envie de citer Montaigne même si l’œuvre n’est pas de même nature. Tous deux impliqués dans la vie sociale et faisant preuve d’une grande honnêteté dans l’analyse. Je vois que tu est en accord avec son propos, ce qui ne me surprend pas !

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  2. Ce livre m’a l’air très intéressant. Bravo d’évoquer ainsi des figures fortes, des écrivains qui, oui, sont des garants de liberté. Il ne faut jamais se taire.

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  3. J’ai découvert l’autrice il n’y a pas longtemps et j’ai lu deux de ses textes qui ont été réédité. Lire Lolita à Téhéran et Lire dangereusement. C’est mon coup de coeur de cette année c’est sûr.

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  4. Je suis très intéressée, mais j’avais déjà noté « Lire Lolita à Téhéran »… Je rajoute donc celui-ci à ma liste, et je ne saurais dire lequel je préférerais lire en premier, tant ce dernier semble d’une actualité brûlante dans les temps cauchemardesques que nous vivons… Je retiens ce que tu dis d’une écriture douce et musicale car c’est l’effet que me fait la langue iranienne à l’oral (que je ne comprends bien-sûr pas mais j’aime à l’entendre dans les films). La traduction a réussi à faire passer cette musicalité en français, c’est magnifique !

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    1. Merci pour ce long commentaire qui apporte des éléments auxquels je n’avais pas du tout pensé, cette musicalité et douceur de la langue, peut-être issues d’une culture riche de nombreux poètes, écrivains, réalisateurs de films… Actualités cauchemardesque, oui. Ce livre est spécial. Il m’a permis d’affronter plus calmement un monde où le chaos progresse et où résister demande de garder l’espoir ! La littérature parfois permet cela.

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