Corentin DURAND, Sarabandes X

Éditions du Seuil, publication en janvier 2025

400 pages

Sur le bandeau, un cinéaste, caméra à l’épaule, traverse un cours d’eau boueux… Nous sommes en 1951-53 au Vietnam, puis alternativement en 1971-73 et 2017-18. Soixante-dix ans entre Saïgon et Paris. Cette fiction donne le vertige une fois le livre refermé. On pourra alors réfléchir à l’intention de l’auteur qui a pris soin de préciser au début du livre les emprunts au Manifeste du surréalisme d’André Breton et au Traité sur Tchouang-Tseu de Jean-François Billeter. Du lourd sur fond de romance, tout ce que j’aime !

Saïgon, 1953, la guerre en Indochine et ses exactions… juste après la victoire sur le nazisme des peuples colonisés rêvent d’indépendance. Un sujet trop peu rencontré dans les romans. Paul-Bernard est engagé volontaire, il a mis sa caméra au service de l’information. Il grave sur la pellicule, à l’occasion, les crimes commis par l’armée sur les villageois. Évidemment, ce n’est pas du tout cela qui lui est demandé et il doit dissimuler ces images ses films engagés, après la guerre, ne trouveront pas plus leur place . Paul-Bernard passe beaucoup de temps avec un vieux médecin, Pierre Motton, explorateur philosophe, à la recherche du mystérieux « livre à brûler ».

« Motton avait science de tout. Peut-être inventait-il des dynasties pour combler les vides qui subsistaient dans l’histoire officielle. »

Le malheur comme point de départ, la censure comme base, puis l’absence de jugement et l’oubli. Ce sera pour Paul-Bernard, une carrière de cinéaste engagé mise ensuite, faute de succès, au service du cinéma pornographique naissant, pour l’argent mais aussi par amour pour Marguerite (allias Véronique Billa). Le scénario est surprenant, pourtant on découvre dans une note de l’auteur que la plupart des personnages et des situations ont réellement existé… Le cinéma, la fiction, miroirs de la vie : le récit est introduit par des mots de Jean-Luc Godard : « Histoire de la solitude, solitude de l’histoire ».

Certains enfants vivent avec des non-dits, les histoires terribles des parents, surtout quand ceux-ci ont approché des folies guerrières. Pierre est le fils de Paul-Bernard, il est victime de cette histoire familiale déréglée. Il n’a pas le goût de faire carrière, est sujet à des crises d’endormissement (narcolepsie), son couple avec Anne ne va pas bien.

« Son travail fut abandonné et la petite amie ne pensait plus qu’à partir. Pas tout de suite bien sûr, elle avait l’âge de croire qu’on peut changer un homme. Qu’un homme ça n’existe pas. Ça se fabrique. Ainsi, elle fabriquait. Et, vacances d’été approchant, Anne avait voulu qu’ils aillent chez ses parents en Corse. »

Ce pourrait être un énième roman de la désillusion, avec le cynisme d’un monde perdu, la nature mauvaise de l’homme, etc… Il n’en est rien. La lumière à travers les nuages irise tout le roman, l’amour sous tous ses genres, un dernier quart du récit ramenant Pierre à la magie de la vie. Ce sont les pages qui m’ont le plus comblé, les pages où j’ai senti que la plume de Corentin Durand glissait facilement sur le papier en déposant une immense affection pour ses personnages. Il gagne alors à chaque page une acuité nouvelle pour une étude du bonheur (ce qui est gagné) après une première partie de souffrance et de folie (tout ce qui est souffert).

L’écriture est inventive, singulière et il devient possible au fil des pages d’apprécier la vaste palette de Corentin Durand. Mélange des points de vue, pages actuelles ou historiques, « livre à brûler », thème récurent du néant, incitation à laisser les choses venir sans renier l’action, référence à la pensée de Tchouang-Tseu annoncée au début, au surréalisme… La fluidité de style côtoie la faculté de surprendre le lecteur, de le plonger par endroits dans une certaine perplexité, pour au final le conduire vers la réflexion personnelle.

J’ai particulièrement aimé la page du carnet de Paul-Bernard où celui-ci explique sa détestation du film Apocalypse Now de Coppola. Ce film de 1979 avait été alors un énorme succès. Je me souviens encore de la musique de Wagner la chevauchée des walkyries pendant le bombardement au napalm…

« Film de monsieur Coppola. Qu’en dire, sinon que l’Amérique est la classe bourgeoise du monde occidental et qu’en cela elle ne cesse de s’envisager dans une légitimité qu’elle n’aura jamais ? L’Amérique se perd en signifiants et mimétismes pour appartenir à un monde qu’elle ne peut connaître et qu’elle réplique à l’infini dans son funeste aveu d’exclusion. Prisonnière de sa révolte contre la règle, elle ne peut dès lors que produire de la guerre plus que de raison : Griffith, Capra, Coppola, télévision.
Vietnam : idem. Les bombes, les bobines, Plus de chansons et de films sur la grande tragédie américaine qu’est cette lointaine langue de terre que de journaux pour dénoncer les crimes immenses commis contre les Vietnamiens. »

C’est le bilan d’une époque, que ce soit celle des anciennes colonies, de la trajectoire individualiste suivie depuis, à force de désillusion et de pression consumériste. Entre effleurement philosophique de la mort, du néant et puissance de la vie, une étude littéraire ouverte voisinant avec une histoire d’amour plaisante entre Paul-Bernard, Marguerite, Angelo et Linda et celle de la jeunesse renaissant des cendres, Pierre, le fils en passe de vaincre l’obscurité du passé, aidé lors de son périple vietnamien par Mai et Duc… Difficile d’en dire plus tellement Corentin a tressé dans un élan littéraire remarquable, le présent et le passé, l’histoire et la méditation, la fiction et le réel. Est interrogé la façon d’être au monde. Le « livre à brûler » devient alors un enjeu dans la compréhension qui nécessite une lecture particulière. Loin d’un acte anti-littéraire, il nous plonge au contraire à l’origine du roman et dans le questionnement des limites imposées à la chose écrite.

Convoquer et citer André Breton et Tchouang-tseu n’est pas anodin. Cela pourra soit obscurcir le roman pour certains, soit l’éclairer pour d’autres. Je pense qu’une note introductive aurait pu permettre de profiter plus complètement de cette expérience littéraire à multiples entrées. A défaut on peut toujours aller visiter les Leçons sur Tchang tseu de Jean-François Billeter et s’imprégner de la philosophie du grand sinologue offrant un pont ouvert, si réconfortant actuellement, entre les cultures (J’avais chroniqué Une rencontre à Pékin et Une autre Aurélia, une incroyable déclaration d’amour à sa femme). J’ai vu dans le docteur Pierre Motton de Sarabandes X, Jean-François Billeter lui-même.

Corentin Durand a vingt-huit ans. Son premier roman L’inclinaison (Gallimard 2022) a été finaliste du prix Décembre. Je remercie vivement Babélio et les éditions Seuil pour l’envoi de ce livre qui sera dans les rayons des librairies dès le début 2025. Un bon moyen de commencer l’année par la découverte de cet auteur prometteur, habile a manier les contraires. Le titre n’est pas dénué de provocation, ouvrant en fait sur un récit attachant… J’y ai vu l’héritage d’un Pierre Bourgeade, ami de Man Ray, le célèbre photographe, inspiré par George Bataille… Les raisons de s’intéresser à ce roman et à son auteur sont multiples !

Autres citations :

« Paul-Bernard revint auprès de Marguerite et posa l’appareil photo à ses côtés. Celle-ci le prit entre ses mains, le soupesa puis, pointant dans le viseur le ciel et les cimes qui venaient s’y agiter, déclencha. Aussitôt, dans l’optique, l’obturation la fit frissonner. Fondu au noir : le filet se resserre sur la pêche, la main se referme sur le sable, la paupière se clôt sur la nuit. Sans doute pensa-t-elle en d’autres termes : près de l’image, le néant séjourne. »

« A ses amis, marguerite répète que tout va bien, qu’il fait bon à la plage en ce moment, qu’elle ne leur en veut pas de ne pas venir, qu’elle voudrait pourtant qu’ils dorment avec elle, qu’ils sont chez elle comme chez eux. Eux, ils hochent tendrement la tête puis il la prennent dans leurs bras translucides et l’emmènent encore plus avant dans la nuit. Alors à quatre, comme s’ils n’étaient qu’un seul, ils rêvent tels des fleuves. Les fleuves eux-mêmes ne cessent-il jamais de fuir ? Ils ne marquent pas d’arrêt, pas de pause. Ils avancent, ne se retournent jamais, glissent ver la mer, et fondent vers l’oubli : comme des rêves. »

« Qu’avaient-ils fait au juste tous les trois ? Rien que pousser dans les ruines de leurs pères, sans fierté, sans raisons, sans excuses. Les hirondelles, du haut des câbles électriques, regardaient curieusement ces trois jeunes gens lourds d’une peine depuis longtemps recouverte par les rizières, les forêts et tant de crues du delta. »

Notes avis Bibliofeel, janvier 2025, Corentin Durand, Sarabandes X

5 commentaires sur “Corentin DURAND, Sarabandes X

    1. Merci beaucoup pour ce commentaire ! J’ai lu votre belle chronique également et je la comprends tout à fait. Je n’aurais certainement pas été aussi enthousiaste si je n’avais pas lu Jean-François Billeter (ces petits livres sur Aurélia sont une des merveilles de ma bibliothèque) et écouté des podcasts sur le taoisme et Tchouang Tseu. J’ai aussi été attiré par la thématique guerre d’Indochine traitée par un jeune auteur. Cela fait beaucoup de références à avoir ou de pouvoir prendre le temps de les rechercher en marge du livre, ce qui risque de limiter l’audience de ce livre (l’authenticité de la démarche peut y gagner…). La note de l’auteur aurait pu donner plus d’indications mais cela aurait été en contradiction avec l’ouverture revendiquée. Et expliquer la philosophie-sagesse de Tchouang Tseu n’est pas simple. J’ai tenté de signaler à l’éditeur plusieurs fautes de dates dans cette courte note de l’auteur, espérant que cela pourrait être corrigé. L’édition étant par ailleurs irréprochable…

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