Stephan SCHÄFER, encore 25 étés

Roman traduit de l’allemand par Stéphanie Lux

Éditions Actes Sud, publié en juin 2025

140 pages

Le narrateur est un citadin pressé, avec des problèmes professionnels à gérer en continu dans sa tête et par des appels et mails à n’importe quelle heure… C’est un surmené qui a mis le travail, la reconnaissance et l’argent au centre de sa vie. Un samedi matin de juin – sa femme est en formation et ses enfants sont avec leurs amis – il décide de prendre la direction du lac. Il rencontre Karl, la soixantaine, cultivateur de pommes de terre. Ils sont à l’heure des bilans (le titre indique qu’il leur reste plus ou moins 25 années à vivre…), ils parlent et se retrouvent à la ferme pour poursuivre leur échange et manger ensemble ce que Karl en bon vivant va lui préparer.

« Tu sais je ne suis pas quelqu’un qui se met volontiers en concurrence, et encore moins au centre de l’attention, a dit Karl en toute sincérité. Le travail régulier et paisible au grand air m’a apporté calme, force et lucidité. Je sais en quoi consiste ma tâche, de quoi est fait mon avenir, ce qui fait que je me sens chez moi. De mon point de vue, quand j’ai le ciel au-dessus de la tête et le champ sous mes pieds, le monde est en ordre. »

Karl l’agriculteur parle en poète, philosophe, peintre. Quand il dit « Bon, ça fait beaucoup à retenir pour une première leçon. » on ne sait pas trop s’il faut en rire tellement les messages sont assez basiques, genre vie saine au grand air dans le respect de la nature. Le narrateur est un cadre, un citadin à bout de nerfs, on n’aura pas son nom et il paraît bien terne par rapport à Karl. Disons que question vie saine, il part de loin mais commence à prendre conscience qu’il doit trouver un nouveau chemin dans sa vie.

Conte philosophique, méditation à partir de questions complexes, sous forme de conversation entre deux hommes que tout oppose. Quelle place du travail et des rêves dans nos vies ? Quelle attention à l’autre ? Comment profiter au mieux de nos courtes vies ? On trouve ici une dimension réellement subversive dans cette recette de « carottes joyeuses » décrites « …comme étant un mélange de carottes râpées, d’oignons, d’huile d’olive, d’une bonne dose de curry et d’une grosse cuiller de crème, qu’il faisait revenir rapidement à la poêle. », ou celle des pommes caramélisées au beurre et au miel… On pourra toujours retenir les leçons de cuisine et délaisser des produits industriels ultra-transformés censés nous faciliter la vie.

Le roman s’approche de la non fiction mais introduit ce qu’il faut d’histoire pour maintenir l’intérêt du lecteur (souvenirs d’enfance, de voyages, préceptes d’un bédouin…). J’ai eu l’espoir d’aller vers quelques références littéraires amenant une plus grande profondeur lorsque le narrateur cite Jorge Luis Borges, mais ce fut un coup unique et encore très bizarre  puisque la traductrice indique dans une note : « Pour les besoins du récit, le narrateur choisit de croire à l’authenticité d’un poème faussement attribué à l’écrivain argentin. » Pourquoi alors choisir Borges, un écrivain argentin libéral, conservateur et plutôt sujet à controverse ? Faut-il lire cette référence littéraire comme une sorte d’incipit donnant une direction au roman ? Comme un contre feu à la charge anticapitaliste induite par les propos de Karl ? Ou est-ce une indication du point de départ du narrateur devant faire du chemin pour une position plus critique pour peu que la position de Karl le soit – qui me semble plus de l’ordre « il faut cultiver son champ dans son coin » que changer la société. Pas de débat trop clivant ici, pas de réchauffement climatique, d’opposition ville-campagne, de choix en fonction du statut social familial… Cependant je l’ai lu avec plaisir, certainement pour la bonne dose d’épicurisme qu’il contient, pour une amitié vraie qui ne va pas de soi, pour la conversation ouverte telle qu’on aimerait en vivre plus souvent, pour l’incitation au courage afin de trouver sa voie… « Il est toujours temps de revenir à l’essentiel » affirme le bandeau de cette belle édition Actes Sud.

C’est un roman sympathique, à lire sans effort et qui a eu le mérite de me rappeler le discours historique en 2022 de huit étudiants de l’école AgroParisTech, chargée de former des ingénieurs agronomes, appelant lors de la cérémonie de remise des diplômes à « déserter » les jobs « destructeurs », et les écoles qui y mènent. « N’attendons pas d’être incapables d’autre chose qu’une pseudo-reconversion dans le même taf, mais repeint en vert. Vous pouvez bifurquer maintenant. A vous de trouver vos manières de bifurquer. » On en est pas là mais c’est un bon début !

Stephan Schäfer vit à Hambourg. Il a travaillé pendant de nombreuses années comme journaliste et rédacteur en chef. Encore 25 étés est son premier roman et je présume qu’il s’est inspiré de sa vie comme beaucoup de premiers romans. Que ce soit un succès populaire en Allemagne et en Suisse est intéressant et à la fois ce n’est pas si surprenant, le récit surfant sur la dénonciation d’une crise évidente du mode de production – destructeur des hommes et de la nature – et d’un besoin de connexion à retrouver avec la nature et avec les autres.

Autres citations :

« Une chose en revanche était claire, et oppressante : quelque part dans ma vie, je n’avais pas pris le bon chemin, et j’avais perdu ma boussole intérieure. Il y a quelques années encore, je me sentais joyeux, libre, j’aimais ce que je faisais, tant dans ma vie privée que professionnelle. Mais au fil des années, je m’étais retrouvé avec de plus en plus d’obligations et de moins en moins de liberté. Ce n’était pas un processus conscient, et il était plutôt sournois. J’étais devenu un de ces optimiseurs qui mettent le travail, la reconnaissance et l’argent au centre de leur vie. J’étais sévère avec moi-même, rarement satisfait, déterminé, rarement détendu. Obnubilé par les deadlines, les attentes des autres et les miennes. Je ne voulais plus ce que j’avais, mais ce que je n’avais pas. »

« L’article donnait la parole à des astronomes inquiets de l’augmentation du trafic dans l’espace et qui craignaient des collisions, comme sur nos autoroutes. Ils expliquaient en outre que la lumière du soleil réfléchie par les satellites rendait plus difficile l’observation des étoiles. On était témoins d’un bouleversement sans précédent, dramatique et peut-être bien irréversible du ciel nocturne. D’ici à 2030, plus de 75 000 objets volants seraient en circulation dans le ciel. « Le monde a un besoin urgent de ralentir, et on met le turbo dans le ciel. Si tu veux mon avis, il faudrait que quelqu’un appuie sur stop le plus vite possible », a conclu Karl. J’ai opiné du chef : « Quelle histoire, c’est vraiment fou. Mais je peux te dire d’expérience que sauter en marche d’un train lancé à toute vitesse n’a rien d’évident. »

Notes avis Bibliofeel, juin 2025, Stephan Schäfer, encore 25 étés

2 commentaires sur “Stephan SCHÄFER, encore 25 étés

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