Simone CENSI, La théorie de la rose

Ces femmes qui luttent

Roman édité par L’Harmattan

Paru le 3 juillet 2025

176 pages

Lutter contre l’oubli là où l’oubli devient la règle, l’immédiat occupant souvent toute la place. Un conflit chasse l’autre et le Moyen-Orient ne manque pas de guerres. Contrôler l’information, organiser l’oubli devient un objectif essentiel des conquérants actuels. « Un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir. » affirmait le poète Aimé Césaire. Il est précieux que les éditions L’Harmattan participent à entretenir cette mémoire, publient ce récit dans la collection Peuples cultures et littérature de l’Orient, souhaitant ainsi « mettre en valeurs les cultures et les littératures du Moyen-Orient, dont les apports ont été si riches ».

Je remercie L’Harmattan et l’auteur pour cette proposition d’envoi. J’ai trouvé le titre attirant, le combat de ces femmes peu traité, et j’ai accepté de découvrir La théorie de la rose… Une théorie, on est nombreux à en chercher une, mais voilà, souvent elle se dérobe, le temps amenant de nouveaux éléments, la réflexion se précise quelquefois à l’occasion de lectures ou d’échanges fructueux. Ici nous est contée la théorie de la rose, fleur si bien célébrée par Ronsard, fleur de l’amour, éclatant de toutes ses couleurs, avec ses épines comme arme naturelle, protection bien imparfaite de sa beauté et de sa fragilité. Très singulière et intéressante approche pour ces femmes kurdes qui luttent, guerrières combattant pour leur liberté, leur dignité.

« Chacun trouve sa propre forme d’autodéfense, tout comme les épines qui protègent la délicatesse et la beauté de la rose contre toute menace. Chaque femme est une rose, et ses épines sont nécessaires pour préserver son essence et sa force. Ces défenses naissent de la conscience de soi, d’une éducation culturelle solide, de l’introspection et de autodétermination. Mais pour être véritablement efficaces, elles doivent éclore dans une société libre, une société qui ne repose pas sur les fondations du patriarcat, mais qui promeut l’équité et le respect. » 

Ces femmes ont sorti les épines, comment faire autrement face aux Daesh, ces milices embryonnaires en 2004 qui ont vite prospéré sur le rejet de la coalition occidentale dont l’objectif était le renversement de Saddam Hussein et sur la situation en Syrie. Le roman plonge le lecteur au cœur d’une unité de défense des femmes (YPJ), comme des notes au plus près du quotidien. Derrière les paragraphes et les chapitres si bien écrits apparaissent des visages, des voix, des sentiments, des émotions. Il nous permet de suivre une de ces unités de femmes dans les années 2014 à 2017 participant les armes à la main à repousser les sinistres hommes aux drapeaux noirs. Elles se nomment Beritan (leader, commandant l’unité), Adiya, Edo, Rojda et la narratrice permettant un « je » intime, dont on découvre peu à peu l’identité à travers ceux et surtout celles qu’elle décrits.

Il est dit en quatrième de couverture que Simone Censi est diplômé en sciences politiques et en droit et travaille dans ce secteur. La fiction est un outil précieux pour donner voix et forme à ce qui s’est passé. Les nombreux détails donnent l’impression de témoignages directs, de reconstruction du déroulement de la guerre, jour après jour, quartier après quartier, notamment pendant le siège de Kobané. Le texte, tout en romançant les faits, conserve un fort ancrage dans la réalité vécue. La vie de l’unité, parfaitement relatée, souligne les enjeux et surtout les émotions décuplées par le risque : organisation de la fuite de villageois face à l’avancée des miliciens avec ce prêtre acharné à sauver des manuscrits anciens (j’ai pensé au superbe roman d’Avril Bénard, A ceux qui ont tout perdu…), opérations afin de ralentir la progression des Daesh, participation à la bataille de Kobané en 2014 et 2015. L’auteur a un réel talent pour faire vivre ces évènements de l’intérieur avec une juste retenue. Est montrée la réalité sans obliger le lecteur (lectrice) à détourner les yeux, le regard porté sur le cheminement émotionnel et politique sans s’appesantir sur l’horreur, qu’il sait suggérer. Dans certains pays, l’espoir – celui des femmes en premier – se paie cher, très cher :

« Après Kobané, je pensais avoir vu le pire, avoir laissé dernière moi cette douleur insupportable. Et pourtant, me voici, à pleurer encore la mort de mes sœurs, à revivre des scènes que j’espérais n’être qu’un souvenir. Je me rends compte que j’ai peut-être été une illusionnée, mais même cette illusion était une forme d’espoir, une manière d’avancer. »

Bien mis en scène, rempli d’humanité, c’est un livre passionnant qui rend justice à des femmes qui s’engagent pour la liberté bien au-delà des frontières – on se rappelle en fermant le livre les terribles attentats de 2015 dans le sillage de ce sinistre État islamique… Jamais je n’ai été perdu dans les chapitres ou les évènements, consultant seulement une fois ou deux une carte Irak/Syrie/Turquie pour repérer les villes citées. Un livre indispensable pour la mémoire, un roman historique s’adressant à tous alors que la situation sur place est loin d’être stabilisée.

Autres citations :

« Je me penche et ramasse un livre poussiéreux, avec la couverture détachée. C’est une version du Petit Prince en arabe, Al-Amir assaghir. Je feuillette ces pages poussiéreuses, même si je ne connais pas l’arabe, et le secret du renard refait surface dans mon esprit, comme un écho lointain qui traverse le temps et l’espace : « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. » Au milieu de cette destruction, ces mots semblent presque un réconfort, une invitation à chercher au-delà de ce qui est visible, à trouver cette lueur d’espoir qui se cache dans l’invisible. Même ici, parmi les décombres, il y a peut-être encore quelque chose d’essentiel qui n’a pas cédé. »

« Je me suis enrôlée dans les Unités de Défense des Femmes, un groupe composé exclusivement de femmes et dirigé uniquement par des femmes. Ensemble, nous représentons presque la moitié de l’armée kurde en Syrie, une armée où hommes et femmes combattent côte à côte, avec un accès égal à tous les niveaux de commandement. C’est une lutte qui va au-delà du champ de bataille, un symbole d’émancipation et d’espoir. »

« Ici, où tout est détruit, on ne peut que repartir des femmes si l’on veut donner un avenir à ce peuple. On ne peut que repartir de la vie si l’on veut vaincre la mort. Repartir de la vie et de celles qui la génèrent. Les femmes. »

Notes avis Bibliofeel, août 2025, Simone Censi, La théorie de la rose

5 commentaires sur “Simone CENSI, La théorie de la rose

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