Nouvelles
Éditions Quadrature, publié le 10 novembre 2025
148 pages

Les Éditions Quadrature publient ce mois-ci un nouveau recueil tout à fait intéressant. Pierre-Yves Bolus plonge le lecteur au cœur des solitudes. Il nous dit à travers quelques 23 histoires très courtes que nous valons mieux que nos étroites appartenances. On commence brillamment avec « Il suffit de regarder longtemps ». L’écriture ciselée trouve le bon angle pour mettre en présence – en interaction inattendue – un jeune exilé employé au ménage des bureaux d’une tour, une voisine accro à la télé et un directeur citant Flaubert : « Pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps ».
« Parfois les oiseaux passaient tout près de nous. Sa main lourde sur mon épaule, serrée comme avec un copain d’enfance, la ville de tout en haut, sa voix rassurante, le temps arrêté à regarder… avec lui je commençais à ressentir la vie. J’avais même l’impression que je dominais le monde, ou plutôt que lui dominait le monde et qu’il me l’offrait, que j’avais droit à ça quelques minutes. »
Ensuite arrive « Le pouvoir des roses ». On a jeté un bouquet sur la chaussée. Un jeune homme qui fait son jogging matinal s’en empare, le tient à bout de bras, change de main, pas facile de courir avec. A qui étaient-elles destinées ? Qu’en faire ? Cela remue dans sa tête de célibataire, une fois de plus célibataire…
Émerge également du lot cette nouvelle intitulée « Gare du nord », assez longue pour provoquer la surprise. L’homme, comme il est mystérieusement désigné, travaille au ministère. En rentrant chez lui, il se fait agresser et voler son sac à dos qui contient ses papiers, ses clés, son ordinateur, toute sa vie en fait. Stupeur ! Personne ne veut l’aider, personne ne le croit. D’un coup sa vie a basculé. Le titre du recueil ne s’applique pas vraiment à cette histoire où il se retrouve vraiment seul. Une nouvelle comme une alerte signalant un déclin actuel de la promesse solidaire et ses conséquences concrètes.
« Le commissariat central ? Retourner au bureau ? Que devait-il faire maintenant ? Il n’avait même pas d’argent sur lui. Au commissariat, on le renverrait sans doute au lendemain. Il restait le ministère. Le gardien le reconnaîtrait certainement, il le laisserait entrer et il pourrait rester là jusqu’au matin, essayer de trouver un ordinateur fixe et se connecter pour identifier les numéros à joindre en cas de vols de cartes et de documents. Il monterait jusqu’au bureau du directeur expliquer ce qui lui était arrivé. »
Dans « A la bonne heure », voici la solitude d’un conducteur de tram tombant amoureux d’une passagère qui l’ignore totalement, ne répond pas quand il lui fait gentiment remarquer qu’elle est toujours en retard et qu’il l’attend. Bloqué au poste de conduite, il ne peut pas l’aborder. De rage il décide de ne plus respecter les arrêts – provoquant la panique dans le tram – jusqu’à ce qu’elle vienne, peut-être, lui parler. C’est drôle et on peut aussi réfléchir à l’insistance quelque peu inquiétante de ce monsieur qui ne semble pas prêt à un refus.
« Elle ne peut pas ne pas l’avoir entendu. Ce qu’elle était belle dans son effervescence ! Et lorsqu’elle s’est baissée pour ramasser son café. Une ballerine, avec des plumes et des boas virevoltant autour d’elle. Un oiseau, un bel oiseau tropical, tout coloré et frétillant sous la pluie. Je vous attendrai toujours et vous ne me répondez même pas. Oiseau muet. »
La solitude renvoie indirectement au collectif. Là, les services publics apparaissent défaillants (le commissariat dans « Gare du nord », la maltraitance à la maison de retraite dans « Au téléphone »). Les solidarités vacillent, il faut se débrouiller seul ou s’appuyer sur une autre solitude, ou bien vivre le miracle de la générosité voire de l’amour toujours possibles (« Il suffit de regarder longtemps », « Le kiosque à journaux », « Lockdown », « Les couleurs du parvis », « Je l’aime à mourir », « Le salon de thé », « La maison des chiens »). L’individu est central à chaque fois, un individu social un peu perdu dans son époque. Malheur à celle/celui qui n’a pas de famille, pas de réseau, qui est quelque part hors des normes.
La solitude tisse des malentendus, des frustrations ou des rapprochements. Le lien est quelquefois invisible, la solitude brisée par le regard sur les autres (si on regarde longtemps on s’imprègne de la vie qui pulse autour de nous et en nous…). « Pas si seul » c’est vite dit, certains personnages crèvent de solitude. Quelques nouvelles sont plus longues, donnant lieu à une construction élaborée. D’autres sont des miniatures, des instantanés saisissants qui s’effacent vite comme si on ne pouvait pas s’arrêter sur chaque détresse ; on zappe, passant à une autre solitude dans une déambulation tout azimut au hasard de la vie. Au delà des histoires singulières, j’aperçois ces moments qui ont touché l’auteur, un point de vue personnel et social qui ne débat pas de situations bien ancrées dans le réel, invitant plutôt à regarder de manière sensible dans la même direction que lui.
Et si tout était dit dans cette préconisation répétée : « Il suffit de regarder longtemps ». Le tout permet de passer un très bon moment selon le savoir faire des éditions Quadrature, fêtant cette année 20 ans au service de la nouvelle. Un bel âge pour des recueils qui ne m’ont jamais déçu, je pense à l’incroyable Eddy grandit de Linda Vanden Bemden que je recommande particulièrement. Je pense à Gilles Dienst, à ce voyage avec Le Rapide de 9h24…
Notes avis Bibliofeel, décembre2025, Pierre-Yves Bolus, Pas si seul
