Isabelle MONNIN, Odette Froyard en trois façons

Éditions Gallimard, publié en janvier 2024

272 pages

Que cache la vie minuscule d’Odette Froyard, entièrement rassemblée au départ dans les quelques souvenirs d’une femme sans histoire, invisible et rendue depuis bien longtemps au silence et à l’oubli ? Comment penser que sa petite fille, Isabelle Monnin peut partir d’un tel sujet et en faire un roman passionnant de près de 300 pages ? En plein confinement covid, une époque si étrange qu’accorder les agendas semblait compliqué alors qu’ils étaient « globalement vides », elle trouve une bonne raison de combattre sa dépression en réfléchissant à l’invisibilité de sa grand-mère. Femme de presque cinquante ans, les enfants sur le départ, une carrière bien entamée, elle a de plus en plus conscience que son propre effacement se rapproche…

Le titre du roman annonce le plan, une construction particulièrement originale puisque cette femme va être mise en lumière dans trois parties de nature très différentes et pourtant complémentaires. Un triptyque abouti, servi par une écriture maîtrisée, limpide, se jouant de l’aridité des méandres familiaux. J’ai a-do-ré !!!

Première partie au titre mystérieux « La phréatique des souvenirs ». On a une idée de la richesse de l’écriture avec cet emprunt à la géologie. La phréatique c’est le monde souterrain – au cours d’une éruption volcanique, est phréatique ce qui est causé par le réchauffement et l’expansion des eaux souterraines. Odette Froyard est morte depuis plus de trente ans quand Isabelle Monnin entreprend de visiter le monde souterrain des morts où a disparu sa grand-mère. Elle entend la symphonie des silences, fait parler une vieille photo indiquant une date, 1933, où Odette était la reine du jour, pimpante sur un char lors d’une fête de village. Cette longue partie quasi philosophique se termine « Au lac des Oubliés » qui s’est formé après un terrible orage. La narratrice, dans un songe, s’immerge dans ce lac peuplé de tous les morts des générations successives, croise sous la surface la foule des oubliés, va jusqu’au fond « tapissé d’objets ayant appartenu à l’humanité disparue ». Elle suit alors en songe sa grand-mère, mais celle-ci a la bouche cousue par un fil doré. Ce passage est tellement bien écrit qu’il en est envoûtant, sorte de voyage dans un monde apaisé réunissant les débris des oubliés, sans hiérarchie divine ni peuple maudit, où tout est conservé sauf la parole.

« Sous la surface c’était tout un peuple. Les disparus oubliés, errant comme des âmes sans repos, attendaient qu’on les visite[…] Qui êtes-vous cheveux d’algues ? Connaissez-vous mes perdus ? Les avez-vous rencontrés, savez-vous à quelle roche ils s’abritent ?[…] Le fond du lac était tapissé de milliers d’objets ayant appartenu à l’humanité disparue. »

Deuxième partie, « Le chantier de fouilles ». L’autrice se rappelle d’une grand-mère du verbe : préparer, servir, ranger… Surtout ne pas de faire remarquer. Elle disait souvent : « on n’en parle plus… » Pas d’adjectifs – jamais – ils auraient pu dévoiler les sentiments. Alors elle parcourt les sites généalogiques, visite les archives, enquête sur les frères et sœurs, interroge les enfants et petits-enfants, collectionnant les pièces du puzzle qui vont permettre de composer la fiction de la troisième partie. Quel brio : le style permet de suivre ces fouilles généalogiques comme s’il s’agissait d’une enquête policière.

Troisième partie, « Le roman d’Odette ». Voici l’explosion du verbe, cette irruption de la fiction comme une synthèse entre le projet de mémoire et l’enquête, réunissant les indices récoltés patiemment. Superbe !

« La fiction n’est pas fausse, tous les romans savent cela. Elle ouvre un passage vers la réalité que le réel tente d’occulter. »

Isabelle Monnin réussit à nous faire voyager dans la vie de sa grand-mère, distinguant les éléments connus et ce qu’elle imagine, terminant par une fiction de haute volée. On vit au rythme de la ville de Gray en Haute-Saône pendant la Première Guerre mondiale. On découvre Odette pensionnaire d’un mystérieux orphelinat franc-maçon dans les années 1930. On imagine ses amours contrariées pendant la guerre. Traversée du siècle passant par les camps de la mort à Auschwitz et explorant la part sensible, romanesque de toute existence.

Son écriture est parfaite de clarté, d’images, de poésie. Elle se fait archéologue des petites gens : « Le premier lieu de fouilles était un site de généalogie. C’était une autre sorte de lac où la mémoire de toute une humanité était conservée. » Elle rend hommage à ceux qui conservent les traces du passé : « Thanatopracteurs des papiers, ils prennent soin de nos traces comme des embaumeurs. » Elle passe des heures « à bêcher des yeux les listes de noms ».

Je comprends seulement maintenant ce qui m’a tellement attiré et fasciné dans cette lecture. J’ai moi- même une mystérieuse grand-mère paternelle recueillie par l’assistance publique et dont on ne savait rien, pas même sa date de naissance. Mes recherches généalogiques sont restées longtemps infructueuses jusqu’à retrouver par chance, via un notaire proche de la famille, le dossier complet de l’assistance publique, où tout avait été consigné. La généalogie permettant alors de reconstituer une grand partie de son histoire oubliée. Plaisir de plonger dans ce lac de mémoire, de redonner une existence à celle qui en avait eu une à la marge.

L’étude généalogique est fastidieuse, complexe et souvent ingrate, nécessitant la consultation de multiples documents. Réussir à en faire un roman aussi abouti relève de l’exploit. Odette Froyard en trois façons peut toucher un grand nombre de lecteurs et lectrices : qui n’a pas de zone d’ombre, de mystères dans sa famille ? On peut interroger les tables pour entrer en communication avec les morts Victor Hugo l’a pratiqué ou bien lire Isabelle Monnin racontant Odette Froyard, sa grand-mère. Je vous recommande sans hésiter la deuxième solution… Rien que pour l’écriture il vaut la peine (ou plutôt le plaisir…).

J’ai lu ce roman dans le cadre de ma participation au jury Orange du livre 2024. C’est un des 20 livres de la première sélection établie lors des échanges et votes du 26 mars. Sera-t-il dans la sélection des 5 finalistes le 13 mai prochain ? Encore un roman de très grande qualité qui va rendre les choix difficiles…

Notes avis Bibliofeel avril 2024, Isabelle MONNIN, Odette Froyard en trois façons

6 commentaires sur “Isabelle MONNIN, Odette Froyard en trois façons

  1. Au début de ton billet, je me suis dit : « pff, encore une autrice qui utilise la quête des origines pour son roman » (j’ai l’impression que c’est le cas dans un roman français sur deux paru depuis la dernière rentrée littéraire). Mais tu as su me convaincre car l’approche comme l’écriture ont l’air d’être très singulières.

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    1. Merci pour ce commentaire qui me fait vraiment plaisir… Odette est effectivement une femme à l’ancienne… Vive les femmes modernes et libérées, l’avenir se joue peut-être là, comme l’a si bien dit Louis Aragon ! Un livre surprenant que je suis heureux d’avoir lu…

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