Éditions Flammarion, publié en août 2024
352 pages

Tass a des origines mélangées. C’est elle qui raconte. Elle a passé son enfance en Nouvelle-Calédonie où ses ancêtres sont arrivés, il y a bien longtemps, dans des circonstances qu’elle cherche à découvrir. Ses grands-parents maternels sont en France métropolitaine. Son père est décédé quand elle avait dix ans et sa mère est restée sur le Caillou. Tass a quitté l’île pour faire des études en journalisme et a rencontré Thomas avec qui elle a vécu à Orléans, avant de décider de revenir sur l’île, acceptant un poste de Professeur remplaçant dans un collège de Nouméa.
Les pages concernant le cours à des ados en section technique sont superbes. Tass leur fait commenter L’île des esclaves de Marivaux. Pas mal pour donner à réfléchir à la place de chacun, même si ce n’est pas gagné. Elle repère deux jumeaux kanaks, Célestin et Pénélope, le frère et la sœur. Célestin l’attire par sa beauté singulière, Pénélope par son mystère. On suivra ces deux là tout au long du roman, lien avec le futur et aussi avec un groupe indépendantiste aux actions plus poétiques que violentes. Leur petit tatouage en est une illustration, « Le tatouage dit, un peu tremblant, un peu chaotique : KNKY XXcra. ». MPATHY XXcra aussi (« empathie est un mot trop long, cette graphie claque davantage », slogan des actions du groupe dont je ne vous dis rien car elles constituent le sel de ce roman… Un Ruisseau en est le penseur-artiste, nommé ainsi à la mode kanak, « Le noyau dur du groupe ne compte que deux autres membres : N’épousera-pas-un-pauvre (NEP) et Fille-de-la-réussite (FidR) ».
L’écriture est remarquable, faite de spontanéité, de respect pour les cultures et pour cette nature particulière qu’elle décrit si bien, environnement d’un chapelet d’îles à vingt mille kilomètres et 23 heures d’avion de l’hexagone. Faune et flore singulières passent devant nos yeux de lecteurs : les bengalis à bec rouge, le bulbul « beau et con » et le cagou symbole de la Nouvelle-Calédonie, les margouillats jusque dans la maison (lézards) et les lianes perruche. Un voyage accompagné de bruits, de couleurs et d’emprunt à l’oral (j’adore ce petit vlà en milieu de phrase qui donne un effet puissant) :
« Les touristes, que ce soient les Français ou les Pokens, ils débarquent ici habillés comme des clochards et en plus ils prennent vlà des coups de soleil au deuxième jour et après ils sont comme des clochards rouges et gonflés. »
Ce livre, par sa forme, montre combien la fiction est importante, permettant de s’imprégner des sentiments profonds des personnages, chemin nécessaire pour une vision plurielle. Tass par ses origines incertaines nous introduit parfaitement dans des univers opposés, celui des caldoches, souvent dominants, celui des kanaks, souvent dominés, celui des descendant des anciens bagnards, à l’histoire encore plus complexe.
Lorsque les jumeaux ne reviennent pas en cours, Tass part à leur recherche mais elle se blesse en tombant brusquement dans un trou d’eau. Elle a alors des visions qui lui révèlent le passé de son arrière-arrière-grand père. Passage où alterne des retours historiques très intéressants, permettant de comprendre l’origine des violences telles que l’épisode de la prise d’otage d’Ouvéa en 1988 ou l’élargissement prévu du corps électoral (reporté/annulé… suite aux émeutes et à la dissolution de l’assemblée). En fait cette île lointaine, qui nous est contée habituellement seulement à travers ses révoltes, nous est en grande partie une inconnue. Après cet état second de Tass, qui nous emmène au cœur de l’épopée du titre et dans le merveilleux, on boucle le voyage dans le temps et dans l’espace en revenant à l’action de départ, terminant superbement le roman. Que le chemin est difficile pour cette héroïne crédible qui cherche à prendre en main son destin sur ces îles lointaines du Pacifique. En quatrième de couverture, il est mentionné la « virtuosité romanesque remarquable » d’Alice Zeniter. Personnellement la formule me semble tout à fait exacte. Avez-vous lu des romans de cette autrice ?
Autres citations :
« Quand ni les fleurs proche ni les ondulations plus lointaine des collines ne suffisent à la calmer, il arrive qu’Eugénie se venge sur les poules qui ont toujours l’air heureux et insolent. Leurs gloussements lui deviennent insupportables. Elle ramasse une pierre dans sa petite main potelée et elle leur casse la tête. Certaines nuits, elle a des cauchemars dans lesquels elle s’aperçoit qu’elle n’a pas frappé une poule mais un de ses enfants. Il avait des plumes et un bec mais c’était un des enfants, elle le comprend trop tard. Parfois c’est Joseph, parfois c’est Paul, ou la petite Berthe. Au réveil, elle a les joues salées de larmes et elle se promet d’être plus douce avec les volailles. Elle leur donne des noms, les remercie pour les œufs. Elle tient comme ça jusqu’au coup dur suivant : une inondation, une sécheresse, des insectes qui dévastent les plantations, une maladie qui frappent tous les enfants l’un après l’autre. Quand Arezki déclare « Ça va être une année difficile », ses yeux recommencent à errer au sol, à la recherche d’une pierre de bonne taille. »
« Toutes les trois, elles savent : ce n’est pas comme ça qu’il faut dire. Je n’ai pas été. Je ne me suis pas fait. Ce n’est pas mon état. Ce n’est pas un statut. Ce n’est pas le résultat d’une suite d’opérations compliquées et illisibles. C’est une action simple. Exercée sur moi par un autre. Ce n’est pas personne ; c’est quelqu’un qui a fait. Il ne faut pas dire ça. Ce n’est pas possible.
Une femme se fait belle, si tu veux.
Une femme se fait avorter, d’accord.
Mais une femme ne se fait pas violer.
Ça ne peut pas être la même phrase, la même structure, les mêmes modélisateurs de l’action, comme dirait Tass en cours de français. Non, ça ne peut pas. Une femme ne peut pas être le sujet de ces trois phrases. Ces trois phrases ne sont pas les mêmes.
Un homme viole une femme. Des hommes violent des femmes. Très souvent. Il y a des hommes qui violent des femmes. Ils ont des corps, des visages et des noms. On ne peut pas accepter qu’ils disparaissent de la phrase. Que le viol reste suspendu derrière eux, après leur passage, mais personne pour l’avoir commis. Un homme viole une femme. Un homme viole une femme. C’est comme ça qu’il faut dire. Mais ce n’est pas ce que dit le gendarme, ce n’est pas ce qu’il dit qu’elle a dit. »
Notes avis Bibliofeel, novembre 2024, Alice Zeniter, Frapper l’épopée



Merci pour ce beau texte qui va à l’essentiel et souligne la beauté de sa langue.
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Tout le mérite en revient à l’autrice qui a su m’entraîner dans cette aventure terrible et merveilleuse à la fois.
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Oui à lire je sais. J avais beaucoup aimé l art de se perdre
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Il faudra que je le lise alors. Merci pour ce retour !
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Toujours un plaisir de retrouver la finesse de son écrit sensible !
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Oui l’écriture est remarquable. Écriture sensible : bien dit ! Merci pour cet avis.
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J’avais lu jusqu’à présent seulement des avis mitigés sur ce roman. Tu me donnes envie de l’ouvrir.
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Oui c’est exact. J’ai lu aussi des romans aux avis élogieux qui ne m’ont pas intéressé. Affaire de moment, d’envie quand ce n’est pas de mode. J’espère que tu ouvriras ce livre et sera transportée, comme je l’ai été, sur cette île à 23 h d’avion, avec ces personnages qui m’ont touché !
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J’ai lu L’art de perdre qui a le mérite de mettre à l’honneur la vie digne de Sisyphe des harkis. Je lirai ce livre. En Nelle Calédonie, il y avait une femme politique et poète Déwé Gorodé qui bien avant 2000 avait parlé de la vie sur l’île, des traditions que la majorité des « blancs » qualifient de barbare et, dans un langage fleuri, de l’espérance. Avant elle, il y a eu Louise Michel qui a dû se résigner quand l’assassin Thiers et son gouvernement lui ont interdit de faire classe aux kanaks, qui pourtant l’attendaient, comme chaque matin.
Je ne crois pas qu’il puisse y avoir de transition douce entre un état « colonisé » et un état devenu indépendant. Le romancier bâtit son œuvre sur l’espoir, sinon, il ne vend pas, sauf dans la littérature de niche comme les polars. Je sais qu’Alice Zéniter est honnête dans ses propos, mais j’attendrai un peu pour lire son livre.
Merci pour cette belle critique qui fait bien passer l’essence de l’histoire.
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Merci pour cet avis intéressant et développé. Il est question de Louise Michel et je regrette de ne pas l’avoir évoquée. Certains livres très riches sont difficiles à commenter, celui-ci particulièrement. J’espère que vous lirez un jour cette épopée !
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Je n’ai encore jamais lu Alice Zeniter mais beaucoup m’ont conseillés L’Art de perdre ! Maintenant j’hésite à lire aussi le livre dont tu nous parles ici 🙂
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Ayant lu plusieurs romans concernant l’Algérie je vais attendre pour lire L’art de perdre… Le titre Frapper l’épopée est plus flamboyant ! Je suis sûr que les deux sont excellents si on aime le style de narration de cette actrice. Belles lectures !
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J’ai très envie de le lire !
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Oui, je te le conseille tout à fait et je suis impatient de connaître ton ressenti ! Merci Nina.
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