Takiji KOBAYASHI, Le bateau-usine

Éditions Allia, 1ère traduction en français : février 2015, 8ème édition:février 2021

Traduit du japonais par Évelyne LESIGNE-AUDOLY

176 pages dont 12 pages de la traductrice, intitulées : 2008 EN ÉCHO A 1929


« Dans la mer d’Okhotsk, la couleur des eaux se changea brusquement en gris. Le froid piquant transperçait les vêtements des ouvriers, dont les lèvres étaient violettes. »

Je ne sais pas ce qui est le plus intéressant, le récit ou les explications de la traductrice : dix feuillets passionnants en fin de volume qui permettent de se faire une idée du phénomène lié à ce livre. J’étais enclin à penser avant de lire ces lignes étonnantes qu’il s’agissait d’un roman exhumé du passé, une trouvaille d’éditeur destinée aux bibliophiles curieux attirés par la littérature japonaise. Erreur totale : ce roman est génial et peut-être accueilli par bien des passionnés de littérature. Je comprends également qu’il ait trouvé un énorme écho dans le Japon actuel soumis depuis les années 2000 aux travailleurs pauvres, aux précaires et sans-logis. En 2008, c’est 500 000 exemplaires vendus en quelques mois, un million en fin d’année et des traductions dans une multitude de langues. Évelyne Lesigne-Audoly, auteure de cette superbe traduction écrit :

« Surtout, ce phénomène médiatique a eu le grand mérite  de faire revenir en pleine lumière un chef d’œuvre violent et poétique, fleuron de ce courant littéraire fécond que fut la littérature prolétarienne japonaise. »

C’est le retour sur le devant de la scène d’un texte ayant connu un grand succès à sa parution dans la revue Senki, en 1929. L’ouvrage avait été rapidement censuré, son auteur jeté en prison avant une libération suivie de clandestinité pour activité politique illégale. Le 20 février 1933, Takiji Kobayashi tombe, à 29 ans, dans un guet-apens de la police et meurt sous la torture. J’ai été très étonné de lire qu’« Aujourd’hui encore, le 20 février est tous les ans l’occasion de commémorations sur sa tombe à Otaru, où l’on vient déposer, au milieu de la neige épaisse, des œillets rouges. »

Dès les premières lignes j’ai été embarqué avec ces marins pour une saison de pêche à hauts risques, envoûté par les images que suscite l’auteur : description à grands traits, mouvements saisissants, odeurs prégnantes. Ce que la traductrice définit ainsi : «  Inspiré par le cinéma, l’esthétique du collage et des photomontages, il invente une écriture violente, expressive et saturée d’images. »

Chacun est présenté par sa fonction actuelle ou passée, sa nationalité ou son âge : « l’homme », « un autre gars », « le nouveau », « ses camarades », « un jeune pêcheur », « l’ancien ouvrier de Shibaura », « l’intendant », « le capitaine ». Le premier à avoir un nom, et encore en réponse à une question d’un étudiant, est l’intendant Asakawa, régnant d’une main de fer sur le monde clos du bateau-usine. Ensuite ce sera le malheureux Miyagushi, victime des sévices de l’intendant Asakawa. Puis Yamada meurt du béribéri, la nourriture étant essentiellement composée de riz. La compassion des marins et des pêcheurs face à la souffrance est exprimée par ces noms enfin dévoilés. L’intendant le répète souvent : la production, le rendement importent plus que les quelques bougres qui vont laisser leur peau dans ces eaux glacées et dont il n’a rien à faire. Toute dignité est retirée aux hommes d’équipage par le commandement du bateau-usine.

« Pour leurs employeurs, mettre ensemble ces hommes venus d’horizons si divers était vraiment une bonne aubaine, car cela évitait trop de solidarité dans l’équipage. »

Le récit est basé sur des faits réels. Le « Hakuai-maru » a bien existé. Ces bateaux-usines étaient d’anciens bâtiments russes récupérés par le Japon comme prise de guerre. Des lieux de non droits car la réglementation générale ne s’appliquait pas. Tout était permis et ils étaient escortés par un destroyer de l’armée du fait de la pêche à proximité de la Russie, prêt aussi à mater les tentatives de grève ou de révolte.

Un roman surprenant qui permet de parcourir ces mers lointaines entre le Japon et la Russie. Départ à Hakodate sur l’île de Hokkaido vers la mer d’Okhotsk, le long des côtes du Kamtchatka dans des conditions extrêmes en saison hivernale. Ils sont étudiants, paysans-pêcheurs et donnent leur force de travail pour une campagne de pêche aux crabes à haut risque. Sur cette usine flottante se donne à voir la mécanique tragique d’un capitalisme obsédé par le profit, niant les hommes et redoutant que ceux-ci s’organisent afin de réclamer le respect de leur dignité ou tout simplement pour sauver leur vie. Ce qui va se passer au cours du voyage et qui, la encore, est très bien traité.

Papier, typographie et format agréables ajoutent au plaisir de ce livre intemporel, récit authentique de rapports économiques toujours d’actualité – je pense aux chantiers du Qatar pour la coupe du monde de football… Un petit livre que je recommande vivement. Les mots en disent plus que les images quand l’écriture atteint cette puissance.

Premières lignes :

« "C’est parti ! En route pour l’enfer !"
 Accoudés en bastingage, les deux pêcheurs contemplaient Hakodate. La ville embrassait la mer de son corps d’escargot s’étirant hors de sa coquille. L’un des deux cracha une cigarette fumée jusqu’à la base des doigts, qui fit plusieurs pirouettes en tombant le long de la haute coque du navire. L’homme puait l’alcool de la tête aux pieds.
Un vapeur laissait surnager un large pan de son ventre rouge rebondi. Un autre, en cours de chargement, était affalé sur le côté, comme si du fond de la mer quelque chose l’avait brusquement agrippé par la manche. Une grosse cheminée jaune. Un phare balise formant un énorme grelot. Des canots à vapeur semblables à de grosses punaises de lit tissaient des fils entre les navires dans un incessant va-et-vient. De la suie figée, des morceaux de pain, des fruits pourris flottaient, couvrant les vagues d’une curieuse étoffe. Au gré du vent, la fumée était rabattue vers la surface de l’eau et renvoyait l’odeur âcre du charbon. De temps à autre, le cliquetis des treuils d'autres bateaux, portés par les vagues, leur semblait tout proche. 
Juste devant le Hakkô-maru, le bateau-usine sur lequel ils étaient embarqués, il y avait un voilier à la peinture écaillée. La chaîne de l'ancre était descendue et pendait de la proue, de cet endroit qui ressemble aux naseaux d'un bœuf. Sur le pont, deux étrangers, la pipe au bec, allaient et venaient comme des automates. Un bateau russe, apparemment. Certainement un patrouilleur chargé d'observer les bateaux-usines japonais partant pour la pêche aux crabe.  »

Avez-vous envie de lire la suite ? Est-ce que ce récit vous tente ?

Notes avis Bibliofeel octobre 2023, Kobayashi Takiji, Le bateau-usine

10 commentaires sur “Takiji KOBAYASHI, Le bateau-usine

    1. Merci pour ton retour. Le sort de cet écrivain m’a sidéré. La littérature est redoutée et beaucoup d’auteurs ont payé de leur vie d’avoir écrit selon leur conscience… La liste est longue et il semble bien prouvé maintenant que Pablo Neruda a connu ce triste sort.

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