Vanessa SPRINGORA, Patronyme

Éditions Grasset, publié en janvier 2025

368 pages

Sur le bandeau : photo de Josef vers 1971…

« Le consentement », premier livre de Vanessa Springola, a été publié en 2020 avec un succès retentissant y compris à l’étranger (il a été traduit dans une trentaine de pays). Cet ouvrage a eu de profonds échos dans la société, mettant en avant la question du consentement et de la pédophilie, avec des conséquences sur la législation. La littérature va bien au-delà de la distraction, elle peut encore avoir un impact sur la société. Il arrive que des hommes, des femmes s’y engagent, prennent des risques, s’exposent. J’ai voulu lire rapidement son nouveau roman « Patronyme » afin de voir s’il parvenait à relever le défi. J’ai été étonné et ravi de ce moment de lecture. Pour moi, le pari est tout à fait réussi !

Vanessa Springora creuse plus loin dans l’histoire familiale avec un besoin irrépressible de comprendre pourquoi elle a été cette adolescente livrée à un prédateur sans être soutenue par ses parents, sujet de son premier livre. Pour cela elle décortique maintenant son nom de famille, se lançant dans une enquête qui lui prendra plusieurs années, avec recherches généalogiques et historiques et un voyage en République tchèque où est né son grand-père. Elle remercie en fin de volume les nombreuses personnes qui lui ont apporté une aide précieuse, notamment l’Institut français de Prague et les traducteurs.

C’est un livre courageux et essentiel. La figure centrale en est son père Patrick – le récit s’ouvre et se clôt par une lettre qu’elle lui adresse. Ce père mythomane puis absent, ce père instable qui termine sa vie installé dans le salon de sa propre mère décédée auparavant, ce père décédé quelques jours seulement après la parution du roman de sa fille, avec la question pour l’autrice : Y-a-t-il un lien ?

« …Georges Perec a eu l’idée, dans son roman W ou le souvenir d’enfance, de mettre en miroir l’organisation de compétitions sans pitié sur une île olympique nommée W, avec le destin de sa famille assassinée par les SS ». […]
« En recrutant leurs futurs sbires parmi les rangs des jeunes sportifs, les nazis bénéficiaient d’un réservoir précieux d’esprits malléables et de corps « performants ». Comme celle des athlètes de W, l’innocence de ces adolescents leur a tout simplement été confisquée. »

Quand elle vide l’appartement, elle découvre des lettres, des bulletins de paie, des photos de son grand-père jeune dont une le montre en tenue d’escrime avec l’aigle impérial nazi sur l’épaule et l’autre où il est entouré de treize hommes devant un baraquement, portant un débardeur sur lequel elle distingue une couronne de laurier autour de l’aigle impérial et la sinistre svastika. La photo d’escrime est reproduite au verso du bandeau de présentation (un gros plan sur la jeunesse de son visage.)

Le travail de titan de l’autrice va être de tenter de répondre à de multiples questions tout en gardant à l’esprit le côté incertain de nombreux éléments avec le risque d’interprétations erronées, de souvenirs lacunaires.

« A l’intérieur de mon propre nom résidaient l’histoire de mon père et celle de mon grand-père, mais aussi la trajectoire du siècle dernier et la géographie accidentée d’un continent entier. Où me situais-je moi-même entre ces quelques lettres ? Comment m’y faire une place ? Un « nom propre », ça veut pourtant dire « un nom à soi ». »

Carte actuelle de Tchéquie. Le grand-père de l’autrice aura connu six modifications de frontières depuis sa naissance.

On comprend vite la position de son grand-père paternel, originaire des Sudètes de l’ancien empire austro-hongrois de Moravie, avec une importante population de langue allemande dans cette région de Tchécoslovaquie sensible au discours nazi. Si Vanessa Springora affirme ne pas être historienne, elle n’a pas son pareil pour nous faire comprendre à travers son écriture forte et précise, les enjeux de l’époque.

Les références littéraires abondent, ce qui n’est pas pour me déplaire, Kafka, Zweig, Kundera, Perec, ProustFreud et Lacan aussi dans une quête psychanalytique. Une sorte de continuum pour témoigner, additionner les expériences, faire qu’il reste quelque chose de toutes ces existences, une meilleure compréhension afin de rompre les mécanismes de l’assujettissement au malheur.

« La vraie mission de l’écrivain est de sauvegarder et de défendre dans chaque homme l’humanité de tous. » Stefan Zweig, Le monde d’hier

On découvre avec surprise que le nom « Springora » a été fabriqué de toutes pièces par ce grand-père exilé des Sudètes. Les documents attestent de son véritable nom « Springer » quand il était policier à Berlin avant de partir en Normandie et de se marier en France dans des conditions rocambolesques, lui qui avait déjà une femme en Allemagne.

« Comment un homme qui a porté dans sa jeunesse les insignes du nazisme peut-il avoir travaillé à la Libération pour les Américains et obtenu par la suite le statut de « réfugié privilégié » en France ? Comment a-t-il pu décrocher ce graal, en dépit d’un tel passif ? »

Les figures masculines sont largement présentes ici, ce qu’ils portent : les hommes transmettent les patronymes, partent à la guerre… Les noms ont une histoire, peuvent être modifiés au gré du récit à raconter, ainsi Hohenstadt, la ville de naissance de Joseph, devient Zábřeh, sa place principale, la Ringplatz est rebaptisée place Masaryh du nom du premier président.

Après une installation du récit, et après chaque avancée importante de l’enquête – passionnante n’en doutez pas – elle rédige une courte fiction imaginant un scénario possible, et souvent probable tellement elle a engrangé d’éléments, permettant de sortir du côté froid de la recherche pour entrer dans l’autofiction.

« Dans ton instabilité psychologique, ton incapacité à définir ton identité et ton orientation sexuelle, je retrouve en miroir l’impermanence des frontières du pays où est né Josef, sa propre difficulté à se reconnaître comme tchèque ou allemand, slave ou germanique, soldat ou déserteur, victime ou bourreau. Mais tout a sans doute reposé sur un malentendu : ton père était peut-être un criminel, mais pas plus que ces millions d’hommes pris en otages dans une époque où la soumission était pour la majorité la seule façon de survivre. »

Vanessa Springora se souvient que son « père griffonne des croix gammées et la tronche d’Hitler, comme ça, l’air de rien, comme si c’était Mickey ou Pif le chien »… Un exemple parmi d’autres du style de cette autrice, entrée depuis peu dans l’écriture, et qui s’y est fait une place méritée. Par l’écriture, son patronyme Springora, qui était destiné à retourner à l’oubli – il n’y a que des filles dans la famille – connaît une belle célébrité. Une leçon de courage pour celle qui prend de front des problèmes séculaires : patriarcat, soumission, frontières disputées et son lot de guerres, de vies ravagées. Du particulier, elle va vers l’universel avec pudeur et responsabilité. En tant qu’éditrice elle connaît bien les contraintes de la publication quand l’intime est en jeu. Elle a su parfaitement négocier ce deuxième ouvrage très impressionnant.

Notes avis Bibliofeel, février 2025, Vanessa Springora, Patronyme

14 commentaires sur “Vanessa SPRINGORA, Patronyme

  1. Sûrement un livre intéressant, qui a demandé beaucoup de recherches documentaires. J’avoue être un petit peu lassée des autofictions, après en avoir pas mal lu. J’ignorais que V.Springora est éditrice elle-même. Merci de cette présentation ! Bonne journée à toi Alain

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    1. Je comprends tout à fait. J’ai effectivement remarqué cette profusion d’autofictions. Je pense que celle-ci sort du lot, nettement. Solidement construite, elle aborde de front des sujets qui me passionnent : l’endoctrinement, la complaisance, la contrainte, la pression du groupe, de la famille… Comment arrive l’innommable ? Loin d’être autocentrée, elle aborde a chaque page des sujets universels. Elle écrit par besoin personnel et en même temps pour éclairer le présent, pour permettre à la vie de se faire une place au milieu des non-dits et des manipulations des récits. La littérature version Springola élabore de nombreuses pistes solidement étayées, au lecteur de faire sa propre opinion parmi les éléments disponibles. L’autofiction révèle peut-être un malaise face aux récits plus ou moins biaisés de l’information, rabâchant souvent sans développer d’argumentaire contradictoire (c’est mon avis…). Sur 300 pages on peut dire beaucoup de chose et entrer dans une complexité qui permet de s’informer, de réfléchir et décider de nos choix, la version X ou Instagram pas vraiment… Je ne sais pas quelles lectures cette année me réserve mais celui-ci m’a touché pour longtemps ! Vanessa Springora a quitté les éditions Julliard pour se consacrer à l’écriture et ça c’est une bonne nouvelle. Bonne journée Marie-Anne !

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    1. Merci ! Je suis ravi si mon enthousiasme pour ce récit t’a plu. Courageux oui, et t’ajoute talentueux, adossé à de multiples références littéraires de poids comme indiqué dans le texte et la bibliographie (19 titres mentionnés que j’aimerais lire…).

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  2. Merci pour cette très intéressante découverte. Cette enquête qui mène à l’autofiction a dû être un travail de titan mais nécessaire pour analyser le pourquoi. Les origines de la violence est un domaine qui me passionne. Par les temps qui courent et les manipulations diverses et variées, politiques et médiatiques, il semble important de savoir d’où l’on vient pour ne pas répéter sottement des schémas archaïques de domination/soumission.

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    1. Merci à toi Alan pour ton commentaire dont je partage l’analyse. La violence, ses causes, ce qui peut la réduire… tout cela tient une grande place sur mon blog… C’est un livre qui te plairait certainement. Belle soirée !

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  3. Je viens de lire un précédent billet et je me posais beaucoup de questions sur les différences de patronyme entre le grand-père et la petite fille, mais aussi sur la raison qui l’a conduite en France. J’y ai trouvé les réponses dans ton billet :-). Merci pour cette chronique très intéressante, le hasard (ou pas) fait que je lis ou prends connaissance de livres qui parlent des Allemands des Sudètes en ce moment.

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    1. Je suis ravi de ce hasard ou pas… Nous sélectionnons quelquefois sans en avoir conscience des éléments disponibles au gré de nos envies et de nos recherches. J’ai découvert ici l’histoire si représentative de ces allemands des Sudètes, tiraillés par l’histoire d’un pays à l’autre. Vanessa Springora en parle très bien, un thème du livre qui m’a touché. Merci pour ton commentaire !

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  4. Mon Club de lecture a émis deux gros bémols : l’auteure ne dit jamais ce que ses découvertes suscitent comme émotions et changements – le dévoilement de la vie caché de son père est dérangeante car il n’est plus là pour répondre.

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    1. Je n’ai pas du tout ce ressenti sur ces deux points. J’ai bien au contraire aimé les doutes et la culpabilité par rapport au fait de parler de son père après sa mort. Un père très dérangé dont sa fille a souffert. L’écriture est aussi un moyen de défense, lui qui ne l’a pas défendue alors que c’est le rôle d’un père… Et elle n’a de cesse de trouver des explications a son attitude et ses mensonges. Par ailleurs elle évolue en permanence après chaque révélation, construisant un récit applicable a bien d’autres situations actuelles.

      Seule solution 😃 lire toi même le livre pour te faire ta propre opinion 🤗

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  5. Springora a prouvé dans Le Consentement qu’elle était capable de raconter son histoire de manière à toucher tout le monde. Votre chronique va dans ce sens concernant son deuxième ouvrage. Je ne suis pas étonnée, cette femme est très intéressante à écouter.

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    1. Effectivement elle parle très bien. Son passage à la Grande librairie m’a incité à lire Patronyme et j’ai visionné avec plaisir cette vidéo de la rencontre à la librairie Mollat après avoir lu le livre. Merci pour cette précision. Belle journée à vous !

      https://www.google.com/url?sa=t&source=web&rct=j&opi=89978449&url=https://www.youtube.com/watch%3Fv%3Dl1q9WAu8XDo&ved=2ahUKEwj-t5zIo7GLAxUXRKQEHW7sKO0QtwJ6BAgQEAI&usg=AOvVaw0hdyHr2a08oYWpYKdPC3Km

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