Éditions J.-C. Lattès, publié en février 2025
306 pages

« Chaque fois qu’il m’est arrivé de m’allonger dans l’ombre d’un olivier, et de regarder à travers les branches le ciel criblé d’olives, c’est comme un visage que je voyais, ressemblant au tien, un beau visage qui veillait. » Jean Pélégri, Les Oliviers de la justice
Algérie 1954 en Kabylie, Made et Nour ont le même âge, treize ans, mais leur statut est différent puisque l’une est la fille d’un employé alors que Made – refusant qu’on l’appelle Madeleine – est cette enfant rebelle des patrons de l’oliveraie, au pied des montagnes du Djurdjura au cœur d’un paysage magnifique. 1961, on suit en parallèle Laure, née en France dans les Causses où sa famille vit dorénavant. Elle questionne sa grand-mère sur leurs racines en Kabylie. Que s’est-t-il passé dans l’oliveraie qui a poussé la famille à l’exil, loin de leur terre natale ? Le récit court d’une femme à l’autre : Grand-ma et son Leica, initiée à la photo dans sa jeunesse par un allemand de passage ; sa fille Eva coupée de sa culture, murée dans le secret… Made et son cahierlivre (elle veut tout restituer, ce qui l’émerveille, ce qui en fait « une petite personne vibrante », Laure enfin, qui hérite un peu de toutes celles-ci et veut ouvrir les secrets trop bien gardés. Toutes des femmes fortes cherchant à s’exprimer face à des hommes qui leur contestent le pouvoir de décision.
Les chapitres sont régulièrement introduits par une citation renforçant la narration, éclairant de sens les magnifiques contrastes clairs-obscurs, réunissant la grande famille littéraire afin d’organiser ce qui sans cela serait chaos. Isabelle Desesquelles cite Assia Djebar « … Quel écho frappé, puis revenu, a crée entre nous le désert » ; Louis Aragon « L’art du roman est de savoir mentir (…) Le roman, c’est la clé des chambres interdites de notre maison. » ; Taos Amrouche « J’espère que tu n’oublieras jamais… ces êtres tissés de la même fibre que toi… » ; Jean Pélégri – citation que j’ai reproduite intégralement et illustrée sur la photo de présentation – ; Jean Amrouche «… La terre maternelle… origine ineffable » ; Clarice Lispector « Écrire… comme si je me souvenais » ; Léon Tolstoï « Il faut se mettre à la place de chacun » ; le poète Malek Ouary « N’y avait-il rien de valable chez nous ? » ; Virginia Woolf « … gonflée de mots,… libre ».

Musée d’Orsay
« Comment on entre dans le paysage ? Comment on entre dans la photo. «
Ici on ne lit pas pour avaler les mots vite fait, pour aller vers un autre livre, toujours ailleurs, toujours plus loin, plus vite, dans une quête effrénée de pages. Non, on sera obligé de lire avec application afin de déguster les phrases qui arrivent comme des vagues, charriant les mots comme du sable mouvant, au gré du passé enfoui, du présent qui résiste à comprendre. On s’échappe souvent du récit, dans des envolées poétiques, loin des normes grammaticales, phrases et mots s’entrechoquant, mais ce n’est pas grave et si une phrase accroche, son sens énigmatique, on se laisse alors bercer par la musique saccadée du rythme. Après tout on est dans une histoire violente avec des personnages malmenés ou rebelles, pourquoi l’écriture ne serait-elle pas à l’unisson. C’est osé et magnifique, un peu déroutant au départ, avant de se sentir pris par le voyage entre passé et présent.

Avec les dates du récit, en alternance entre la vie à l’oliveraie en 1954 juste avant la guerre d’Algérie et en 1961 avant l’indépendance de l’Algérie, j’ai cru lire un récit, somme toute classique, de la tragédie des européens chassés de ce qu’ils pensaient leur pays, ceux que l’on a nommé de l’expression aux connotations racistes : pieds-noirs. C’était se tromper lourdement car l’auteure, en merveilleuse conteuse, sait manier la surprise. Elle nous donne l’occasion de découvrir un pan méconnu de cette histoire coloniale qui court sur plus d’un siècle, la singularité rarement évoquée de la Kabylie, enclave difficile d’accès qui a toujours été rebelle au pouvoir centralisateur quel qu’il soit. Les grandes familles traditionnelles kabyles ont été à la jonction entre le pouvoir colonial, en position particulière face à la mise en place des forces de résistances au lendemain de la Première Guerre mondiale. Le grand-père de Made, le père de Léa, né kabyle, « grandi chez les Pères blancs … une bonne recrue, instituteur » est cette figure de l’indigène sorti de la famille, absent aux siens.
L’auteure met au centre du jeu la place de la religion et questionne ce qui devait relier à l’origine, utilisé politiquement pour diviser une communauté et au final la coloniser, en interdisant sa langue, niant sa culture dans le dessein de s’accaparer les richesses. Made en est meurtrie de voir son amie Nour rabaissée du fait de sa religion. Elle dit : quelle justice à cela ?
Isabelle Desesquelles est l’auteure de « Je voudrais que la nuit me prenne » et de nombreux romans et récits. Prix Femina des lycéens 2018, elle a créé dans les Causses la maison d’écrivains De Pure Fiction et écrit sur son blog « Réalité et fiction sont des mots qui vont très bien ensemble. La force d’un univers, d’un écrivain, c’est aussi de nous faire croire à toutes les histoires, les déposer en nous. » Elle est experte de cette envolée dans la fiction et pourtant il ne faut pas beaucoup de recherches pour découvrir tout ce qu’elle a mis d’elle et du réel dans Histoire de la femme sauvage. L’art du roman est bien de savoir mentir, de mentir-vrai et cela l’auteure le fait à la perfection !
Autres citations :
« Made a décidé d’attraper un chardonneret et elle étonnera Dihya. Son enfance c’est aussi la vie des animaux, les approcher, apprendre d’eux. Timerqemt, elle appelle l’oiseau à voix haute dans cette langue que lui interdit Léa. Avec Nour elles ont ce désir de tenir un oiseau entre leurs mains, non pas pour le mettre en cage mais le relâcher, pour cette seconde où elles le sauveront. Elles ne lui veulent aucun mal, juste le libérer de l’avoir capturé. Un oiseau retrouve son ciel et un rose leur vient au joues de faire du bien. »
« Dans son cahierlivre, Made écrit des phrases pleines de débuts, elle suit des pistes, s’arrête, en trouve d’autres. Il faut un courage pour croire que l’on peut écrire un livre, il faut ne pas pouvoir faire autrement. »
« Un cousin a été chercher les premières grappes de raisin, Est-ce qu’il a jamais été aussi sucré ? demande une des tatas pour bien marquer qu’à le manger ensemble il est encore meilleur. Un grain après l’autre et il y en a autant que les étoiles au-dessus de leurs têtes, autant qu’il y a de graines dans une figue de Barbarie marbrée de violine ou orangée et on sait qu’elle est mûre. »
Notes avis Bibliofeel, février 2025, Isabelle Desesquelles, Histoire de la femme sauvage

Ton avis, et celui de Cathulu me donnent envie d’ouvrir ce roman.
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