Virginia WOOLF, Mrs Dalloway

Traduit de l’anglais par Pascale Michon

Publié en août 2024 pour cette réédition Biblio, Le Livre de Poche,

222 pages

1925 – 2025, ANNIVERSAIRE D’UN TRÈS BEAU, D’UN TRÈS GRAND ROMAN

Après avoir lu Une chambre à soi, côté essai de Virginia Woolf, il devenait urgent pour moi de découvrir son célèbre roman Mrs Dalloway. Publié en mai 1925 et tout juste centenaire, il est d’une jeunesse étonnante, comme si Les Heures, son premier titre, étaient arrêtées. Curieusement, j’ai longtemps contemplé son reflet dans les hommages qui lui étaient adressés (il en est souvent ainsi des classiques, la statue estompe l’œuvre…).

« L’instant » Sébastien Lovato et la chanteuse Brunehilde Yvrande, album FOR VIRGINIA. Deux des romans les plus importants de Virginia Woolf, Mrs Dalloway et The Waves ont inspiré le musicien dans l’élaboration de cet album. Pour Sébastien, la poésie et l’originalité de son langage, son regard particulier sur le flux du temps, ses digressions et monologues intérieurs s’apparentent au travail de l’improvisateur et du musicien de jazz.

J’avais en tête les décors somptueux du film de Stephen Daldry, The Hours, sorti en 2002, et aussi le touchant album jazz de Sebastien Lavato inspiré par son œuvre ainsi que bon nombre de documentaires et d’avis… Mais je n’avais pas rencontré ce texte magique où l’autrice donne toute la mesure de son génie. Je retardais le moment dans la crainte de me retrouver devant un texte réputé difficile, apparenté à l’Ulysse de James Joyce, autre roman novateur de cette période… que je n’ai jamais pu finir… Tout cela vient d’être balayé, il ne reste que la joie laissée dans son sillage par un texte essentiel !

« Mrs Dalloway dit qu’elle achèterait les fleurs elle-même. » Tel est l’incipit annonçant le personnage principal (elle a passé la cinquante et est mariée à Richard qui siège au Parlement). Virginia Woolf a mis beaucoup d’elle-même dans cette Clarissa Dalloway, amoureuse de la vie ; libre en partie ; possédant une acuité a percevoir les sentiments de ceux qui gravitent autour d’elle et même d’inconnus ; attachée à cette ville qui vibre au rythme des heures et des demi-heures (aux carillons des églises et de Big Ben) ; inquiète aussi des désordres autant que de la satisfaction bourgeoise, des suites des folies guerrières toutes récentes… et qui va acheter des fleurs pour sa réception du soir.

« Le son de Big Ben battant la demi-heure éclata entre eux avec une extraordinaire énergie, comme si un vigoureux jeune homme indifférent balançait sans égards ses altères en cadence. »

Clarissa Dalloway, alors qu’elle recoud une robe verte pour sa réception de soirée, reçoit la visite impromptue de Peter Walsh, de retour après 5 ans passés aux Indes. Ressac d’anciens souvenirs (les vagues, la mer sont des images qui parcourent ce roman). Elle avait refusé la demande en mariage de Peter. On entre aussi dans l’intimité de Septimus Warren Smith et de sa femme Rezia. Septimus souffre depuis son retour du front de ce que l’on ne nomme pas encore à l’époque un syndrome post-traumatique (les médecins sont étrillés comme il faut, l’un incompétent, l’autre mondain). Le lien entre leurs vies se fera dans la soirée, le spécialiste consulté par le jeune couple étant invité à la soirée de Mrs Dalloway. Clarissa sensible, dans l’empathie aux autres, sera bouleversée par le suicide du jeune homme que, pourtant, elle n’a jamais rencontré.

Richard Dalloway est moins présent, plus lisse que Peter Walsh et on se demande pourquoi Clarissa a préféré épouser Richard alors qu’il existe une communauté de pensée entre elle et Peter. Peut-être est-ce le goût de la vie luxueuse malgré la prétention qu’elle côtoie dans la société bourgeoise de Londres ?

Ce roman est un incroyable chant, un poème avec des échappées, des réminiscences et des sentiments de toutes sortes, des brassées de fleurs et de nature, au gré des carillons, des cloches qui marquent l’avancée inéluctable du temps. Le passé et le présent conduisent vers le ballet des convives se rencontrant, s’évitant aussi ou s’observant de loin.

La forme compte beaucoup dans ce roman de référence du modernisme littéraire avec son courant de conscience qui donne tout ce qui passe par la tête de l’autrice. Je me suis bien amusé quand il est question de Hugh, « son vieil ami ; l’admirable Hugh ! », on est alors dans une parole sociale, polie et fausse. Virginia Woolf manie à merveille le ton amusé, l’ironie amicale. Je me suis enthousiasmé avec Clarissa louant le pouvoir étonnant, le talent, la personnalité de Sally, son amie d’enfance.

« Sally était vêtue de taffetas rose – était-ce possible ? En tout cas, elle semblait être toute lumière, rayonnante, comme un oiseau ou une bulle amenée par le vent, accrochée un instant à une ronce. »

En accédant à l’intériorité de Clarissa, de Peter et de Septimus, on se sent incroyablement proche de Virginia Woolf ! Elle écrit Mrs Dalloway en 1923, elle dit des choses très fortes sur la guerre, sur l’empire britannique aussi avec Peter qui rentre des Indes, sa fascination de l’eau, des vagues, du temps. Je remarque qu’elle se suicide en 1941, en pleine guerre (Stephen Zweig se suicide en 1942…). Elle ressentait depuis bien longtemps certains symptômes qu’elle prête ici à Septimus…

« Mais lui resta penché sur son rocher comme un marin naufragé. Je me suis penché par-dessus bord et je suis tombé, pensa-t-il. J’ai coulé au fond de la mer. J’étais mort et pourtant me voilà vivant maintenant […] c’était horrible, horrible !)… »

Le texte d’une seule traite est seulement découpé par les heures et les demi-heures qui résonnent aux cloches et carillons. Les idées sont portées par des visions : Peter manipule toujours son canif, les femmes manient les ciseaux pour leur ouvrage de couture, les vagues… Des images fortes, troublantes, assez mystérieuses.

C’est un chef d’œuvre et je suis comblé de l’avoir enfin lu. Plaisir d’entrer dans la petite musique, à l’écoute de Clarissa, de ses personnages nous conduisant vers d’autres encore, chacun rapportant la parole publique, organisée, réfléchie, et plus encore la petite voix intérieure avec ses redites, ses manies, ses obsessions. Virginia Woolf donne une vision impressionnante de l’intériorité de chacun. C’est très fort, les puissants sont dans le paraître, d’autres sont dans le ressenti, vaste peuple d’artistes dont l’influence sur le monde est diffuse, désordonnée, laissant le pouvoir à ceux qui ne doutent pas.

Mieux vaut avoir une idée de la méthode d’écriture employée par l’autrice, des personnages, du contexte. Comme pour un voyage dans des contrées lointaines, il y a lieu de se préparer à cette intrusion dans la psyché humaine. C’est un roman qui prend une incroyable dimension cent ans plus tard. Parce qu’il parle de la vie des femmes, de leurs désirs, de leur talent artistique, de leur modernité contrariée par un pesant paternalisme. Il parle de peur, de désespoir et de folie, de la beauté de la vie, des liens aux autres dont chacun, chacune a un besoin absolu.

« Ce qui compte c’est se libérer soi‐même, découvrir ses propres dimensions, refuser les entraves » Citation de Virginia Woolf

Dernière phrase du roman : « C’est Clarissa, dit-il. Et elle était là. » Virginia Woolf encore là, au milieu de nous…

Et vous, avez-vous rencontré Mrs Dalloway achetant des fleurs… « Elle-même » ?

Autres citations :

« Sir William avait un ami dans le Surrey chez qui l’on enseignait, ce que Sir William admettait franchement être un art difficile, le sens de la mesure. En outre, il y avait l’affection d’une famille ; l’honneur ; le courage ; et une carrière brillante. Toutes choses qui trouvaient en Sir William un champion résolu. Si elles ne suffisaient pas, il avait le soutien de la police et l’intérêt de la société qui, faisait-il remarquer très calmement, veilleraient, la-bas dans le Surrey, à ce que ces lubies antisociales, qui provenaient surtout d’un défaut de qualité du sang, soient tenues en respect. »

« Il avait été renvoyé d’Oxford – c’est vrai. Il avait été socialiste, un raté en un sens – c’est vrai. Pourtant l’avenir de la civilisation repose, pensa-t-il, entre les mains de ce genre de jeunes gens ; des jeunes gens comme celui qu’il était trente ans plus tôt ; avec l’amour des principes abstraits ; se faisant envoyer des livres de Londres jusqu’à un sommet de l’Himalaya ; lisant des livres de sciences ; de la philosophie. L’avenir repose dans les mains de ces jeunes gens-là, se dit-il. »

Notes avis Bibliofeel, mars 2025, Virginia Woolf, Mrs Dalloway

20 commentaires sur “Virginia WOOLF, Mrs Dalloway

    1. C’est un livre qui demande un engagement de lecture, une sorte de préparation… Le film The Hours, puis l’album de jazz de Sébastien Lovato… Et la lecture d’une chambre à soi m’ont ouvert en grand les portes… A reprendre peut-être, sans doute 🍒🍀🌿

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  1. C’est avec ce titre que j’ai découvert l’auteure, et j’avais été soufflée ! J’ai pourtant mis à certain temps à revenir vers son œuvre car c’est une écrivaine qui intimide, je crois (et en cela je rejoins ta réponse à « anonyme » ci-dessus) mais j’ai sauté le pas l’an dernier en lisant Vers le phare et Les vagues, que j’ai adorés. J’ai aussi lu Une chambre à soi, que j’ai beaucoup aimé, et Flush, mais ce sont des titres un peu différents du reste de son œuvre, plus « linéaires », si on peut dire…

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    1. Effectivement « elle intimide ». J’aime bien ta formule. Après Une chambre à soi et surtout celui-ci, je sens que je suis tout à fait en confiance avec elle maintenant. Le prochain sera 3 Guinées (commencé…) et ensuite Les vagues… Merci pour ton long commentaire 🤗

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  2. Bonjour Alain, je n’avais pas réussi à avancer dans ce roman et j’avais abandonné assez vite. Il faudra un jour que je réessaye. En revanche j’avais beaucoup aimé « Les Vagues » même si c’est aussi une lecture exigeante. Une chambre à soi est génial aussi. Bonne journée 😊

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    1. Merci Marie-Anne pour ton retour. J’ai dû lutter moi aussi, avec les premières pages… reprenant ensuite au début pour m’accorder avec son style, être autorisé à entrer dans l’intimité du roman. J’y ai vu une observation fine des êtres et des choses, ancrée dans le réel, y compris dans la sciences qu’elle invoque dans plusieurs passages. C’était apaisant de trouver un tel effort de sincérité et de lucidité à travers une forme inédite et moderne encore aujourd’hui. Un roman a reconsidérer alors que le langage s’appauvri et le calcul domine. Bonne journée à toi aussi.

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    1. Je suis très heureux de la lire maintenant ! En résonance avec la démultiplication de la parole des femmes… Et trouver une maîtrise littéraire telle qu’elle permet une belle approche de la psyché humaine. Merci à toi et belle journée 🌞

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  3. C’est un des quelques chefs-d’œuvre de la littérature. Effectivement les heures rythment ce texte dont on attend rien et qui nous entraîne à tout espérer. Le suicide de son ami rescapé de la guerre de 14 est un grand moment. J’ai beaucoup moins aimé le film : The hours qui entrave la vie de Virginia à celle de de Clarissa, et qui montre une femme qui n’a aucun remord d’avoir abandonné son enfant. Ce n’est pas Virginia Woolf qui a fait cela, mais Doris Lessing. Toutefois le film met en avant une sensibilité qui passe par l’esprit des femmes tandis que Mrs Dalloway met en scène les faits venus du passé d’un ensemble de personnages qui se télescopent en 24h par la volonté d’une femme. Merci

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    1. Merci à vous pour ces précisions notamment sur le film The Hours que j’ai vu il y a bien longtemps… Et ce n’est pas une œuvre inoubliable contrairement au roman de Virginia Woolf. S’il amène des spectateurs à s’intéresser à l’œuvre de cette autrice il n’aura pas été inutile 😀

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    1. C’est exactement la même chose pour moi. J’ai l’impression qu’elle a vraiment existé ou plutôt qu’elle est un double de Virginia Woolf. J’ai pensé à elle en passant devant un fleuriste 💐. Ce roman me donne envie de tout lire de cette auteure 😀

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  4. Bien que je ne sois pas attiré par ce type d’ouvrage et cette société archaïque, j’ai apprécié de te lire et de découvrir cette autrice célèbre coincée dans une époque guerrière et patriarcale. Certains jeunes hommes décrits par elle existent encore malheureusement. Leur vision du monde est toujours aussi datée. Ce sont aujourd’hui ce qu’on appelle dès personnages « hors sol »… Qui malheureusement nous gouvernent 😉

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    1. Merci Alan, je suis toujours intéressé par tes retours. Je partage ta conclusion. L’hypocrisie a même peut-être progressé afin de maintenir le patriarcat et la guerre face aux peuples qui n’en veulent plus. Belle soirée à toi !

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