Neige SINNO, Triste tigre

Publié en août 2025 en format poche, Éditions folio

280 pages

Retour sur le roman français le plus récompensé en 2023 et 2024, notamment par le prix Femina, le prix Goncourt des lycéens, le prix du journal Le monde, le prix des lectrices Elle… Impossible de citer tous les prix français et étrangers attribués ! Je connaissais l’histoire, l’autrice qui raconte comment elle a été violée pendant son enfance et son adolescence par son beau-père… En fait, il va tellement plus loin que le témoignage. Comme je suis satisfait de ne pas être passé à côté. Paru en format poche cet été, il était temps de le découvrir… avec la surprise de plusieurs documents insérés dont les plaintes déposées en 1999 (inconvénient du format poche, j’ai dû prendre en photo et agrandir pour les articles de journaux.)

Intéressante opposition entre le couple formé par le père de Neige et sa mère et la triste famille dysfonctionnelle qui va suivre. L’autrice parle de retour à la nature pour des jeunes marginaux. Neige a vu le jour dans une sorte de grange qu’ils ont entrepris de retaper dans les Hautes-Alpes. L’article du journal résume bien la situation de l’époque, en 1977. Dans ces coins reculés, ils sont vus comme des contestataires de l’ordre établi provoquant curiosité et méfiance. Pourtant Sammy et Sylviane (les parents de Neige) cherchent une vie au plus près de la nature, le prénom choisit en témoigne. Vient la séparation après de multiples galères, le père étant incapable de s’occuper de leurs deux filles. En 1983, lors d’une formation, la mère rencontre un accompagnateur en haute montagne. Autant le père de Neige était paisible et effacé, autant le beau-père est charismatique, sûr de lui… et manipulateur.

« C’est une chose que j’ai comprise, grâce à lui, à propos des puissants, des dictateurs ou simplement des gens qui veulent plus de pouvoir. Ils font feu de tout bois. Ils n’ont pas besoin d’inventer des contextes qui leur seraient favorables, toutes les crises sont bonnes, ainsi que les absences de crises, tout peut être retourné en leur faveur. »

C’est un ami de Neige qui parle à un psy. Pour lui pas d’autre solution que le recours à la justice. Plusieurs mois après c’est le dépôt d’une plainte d’elle et de sa mère qui a enfin été mise au courant. Volonté de demander justice et de protéger ses frères et sœurs puisque deux autres enfants sont nés depuis le mariage de sa mère avec ce beau-père violeur qu’elle ne nomme jamais.

La littérature peut introduire une pensée complexe. Neige trouve les mots, va loin dans l’analyse des mécanismes de violence, pas seulement individuels, familiaux mais aussi de groupe, ancrés aussi dans les institutions. Elle aborde très intelligemment les violences systémiques. Elle voit le danger de traiter de façon isolée les faits de société. « Faire de la beauté avec l’horreur, est-ce que ce n’est pas tout simplement faire de l’horreur ? » Et c’est bien ce qui guette certains récits déconnectés où le risque de tomber dans le voyeurisme est un fait, ajoutant l’ignoble exploitation du sordide.

« En quittant le terrain protégé de la fiction, j’ai peur que la seule chose qui m’arrive avec ce livre soit d’être invitée à des émissions de radio sur l’inceste, où l’on me demandera de résumer dans un langage encore plus simple que celui du livre ce qui y est dit afin que les auditeurs distraits et blasés n’aient pas à faire d’effort de le lire. »

Lire Triste tigre permet de comprendre que la littérature n’est pas une thérapie au moins pour l’autrice (Je me souviens de son passage à la grande librairie et d’un certain malaise perceptible à son approche sans concession. On préfère la résilience rejetant pour une grande part l’individu à lui-même). Car elle est prudente, introduisant le doute à chaque étape afin de bâtir un récit-essai solide sur ce qu’elle a vécu et sur les violences sexuelles aux enfants. Art de la digression, volonté d’offrir une pensée non figée, invitant chacun à se saisir de son expérience, de son livre. Moi, cela me convient parfaitement, j’aime réfléchir et prolonger les livres lus par mes propres réflexions…

« … je m’expose, avec ce livre qui ne peut aller bien au-delà de mon questionnement personnel, de ma biographie, à ce que ceux et celles qui le liront y puisent des particules qu’ils utiliseront hors contexte de départ. Mes propos seront interprétés, déformés, délirés. Ils se recombineront avec d’autres idées. C’est la seule façon qu’à la pensée de se reproduire vraiment, pas par rhizome ni racine mais par une pollinisation aléatoire. »

Triste tigre semble erratique, partant dans de multiples directions et pourtant le plan est implacable, des portraits de chacun au début jusqu’aux réflexions plus abouties. Elle s’appuie sur une imposante bibliographie, citant et analysant de nombreuses œuvres (Lolita de Vladimir Nabokov mais aussi Gilles Deleuze, Annie Ernaux, Virginia Woolf, Toni Morrison, Jacques Prévert). Ce livre admirable, jusqu’à cette belle couverture en folio, va bien au-delà du questionnement personnel. J’apprécie la modestie, l’humilité de l’autrice qui pouvait difficilement creuser plus le sujet qu’elle ne l’a fait. Neige Sinno est titulaire d’un doctorat en littérature, a suivi trois ans d’études aux États-Unis et passé vingt années au Mexique. Elle écrit depuis 2007. Est paru cette année « La Realidad », né de plusieurs séjours dans les communautés zapatistes du Chiapas et des rencontres de femmes en lutte.

L’avez-vous lu ? Pensez-vous que Neige Sinno est une autrice qui va compter dans notre paysage littéraire, permettant d’aller plus loin sur des sujets aussi importants ? Qu’elle parvient à combiner récit individuel et interrogations sur le récit lui-même, sa réception et son utilisation ou pas par la société ?

Notes avis Bibliofeel, septembre 2025, Neige Sinno, Triste tigre

11 commentaires sur “Neige SINNO, Triste tigre

  1. Je te rejoins, c’est un titre qui va bien au-delà du témoignage, et l’approche  » en digressions », qui n’en sont d’ailleurs pas, est particulièrement intelligente. Un livre qui m’a beaucoup marquée.

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  2. Le sujet des violences est un sujet particulièrement difficile et douloureux. Je pense qu’il irrigue mes lectures… Neige Sinno m’a apporté beaucoup car elle va loin dans les explications sociales de la violence. Sujet trop souvent évité…

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  3. Le livre de Neige Sinno est un beau livre très sincère, d’une sincérité radicale.

    Elle n’hésite pas à dire qu’elle s’était interrogée sur sa décision de déposer plainte contre son beau-père incestueux auprès de la justice car après cette plainte les habitants de son village lui avaient tourné le dos. En effet, son beau-père était un guide de montagne très apprécié localement et un leader manipulateur. Ça a été très dur pour elle. Mais bien-sûr au final, elle ne l’a pas regretté.

    Elle critique aussi le monde médiatique et culturel des années 70-80 qui présentait Lolita de Borgès comme un roman sur la liberté sexuelle alors que l’auteur y condamnait en fait un pervers sexuel.

    Livre courageux et sincère sur un sujet aussi lourd.

    Merci pour ton bel article

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