Erika MANN, Quand les lumières s’éteignent

Le Livre de poche Biblio, publié en novembre 2012

Traduit de l’allemand par Danielle Risterucci-Roudnicky

360 pages

Je poursuis avec passion la découverte de la famille Mann. Après avoir lu la magnifique biographie romancée Klaus Mann ou le vain Icare de Patrick Schindler, j’ai adoré découvrir Tonio Kröger, Les Buddenbrook et La Montagne magique de l’immense Thomas Mann, puis poursuivre sur les écrits de deux de ses enfants : Klaus, Alexandre et Ludwig, et maintenant ce recueil de nouvelles d’Erika. L’enchantement est à nouveau présent !

J’ai pu penser que ce livre serait mineur tellement l’œuvre du père est écrasante. Il n’en est rien ! Cette Erika Mann possède une vraie personnalité et du talent. Le milieu familial allié aux circonstances ont permis de révéler ses multiples compétences artistiques et un engagement sincère. Son éclairage littéraire est loin d’être anecdotique en ces années où le régime nazi s’acharne à éteindre toute lumière.

Les dix histoires, entrelacées, sont toutes très bien écrites et se lisent rapidement sans que l’intérêt ne retombe. Une petite ville allemande est confrontée à la montée de la manipulation nationale-socialiste hitlérienne. Une chape de plomb s’abat insidieusement ou brutalement sur différents personnages emblématiques, parfaitement choisis par l’autrice. Le caractère universel des récits saute aux yeux et j’ai pensé à de nombreux pays où une population voit s’installer un régime développant sa propagande, soutenue par des groupes radicalisés alors que ceux qui gardent leur lucidité se retrouvent piégés par la puissance de la machine totalitaire. Le nationalisme remplace la raison à coup de mots, de vérités tronquées et de mensonges. L’intérêt ici est de montrer comment cette machine s’emballe, sans rien pour l’arrêter, jusqu’au génocide final.

Erika a choisi de s’intéresser aux années 1930, avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir – par les urnes ! – jusqu’au début de la guerre. A travers ces histoires se dégage l’atmosphère d’une époque charnière qui va bouleverser l’Allemagne et le monde pour longtemps. Les personnages sont représentatifs des différentes couches sociales. Ils sont domestiques, industriels, paysans, commerçants, prêtres, médecins…

J’ai particulièrement apprécié la nouvelle La justice est ce qui sert notre cause. Le cours de droit du professeur Habermann, développant habilement l’absurde devant des étudiants comprenant – ou pas… – l’ironie et les sous-entendus, est un modèle du genre.

Il s’agit pour certains des personnages présentés de voir clair, d’être fort, de chercher la vérité et l’assumer face à l’adhésion au national-socialisme, face au risque terrible à la moindre opposition… Dur combat contre l’indifférence aux autres, le déni, la cupidité, l’arrivisme. A la lecture on se dit : qu’aurais-je fait ? La supériorité de la fiction éclate ici et permet de s’immerger dans l’histoire, de mieux comprendre l’inouï de ce qui se prépare. Le chef-d’œuvre est au bout de la démarche. L’autrice utilise habilement des faits réels : décrets, discours, articles de journaux, mais aussi des confidences, des rencontres et témoignages. Dans la superbe postface, Irmela von der Lühe précise que, pour cette édition, toutes les indications ont été vérifiées, seules quelques-unes étaient incomplètes. J’ai rarement eu cette impression d’œuvre totalement littéraire et à la fois sociologique et historique, à l’opposé de certains romans basés sur des faits historiques mais où le ressenti, l’opinion ou de la volonté de manipulation dominent.

C’est une œuvre universelle qui devrait être étudiée dans les écoles car elle amène à la question de l’esprit critique, pas seulement en Allemagne dans ces années fascistes, aussi ici et maintenant… Pour réfléchir aux conséquences d’un vote ou du laisser-faire, par exemple…

La genèse de ce recueil est en soi un véritable roman. C’est très intéressant par rapport à la sauvegarde et la mise à disposition du public d’une œuvre mémorielle et littéraire aussi importante que celle-ci.

Une traduction américaine a été faite à partir du texte allemand original par Maurice Samuel avec le soutien d’Erika et Klaus Mann. Elle est parue en 1940 sous le titre The Lights Go Down avec des illustrations de John O’Hara Cosgrave.

Le texte original ayant été perdu, il a fallu attendre 2005 pour que le livre d’Erika paraisse en Allemand, établi à partir de la traduction américaine.

Une première version partielle en français a circulé entre 1939 et 1943. La présente traduction française, parue en 2012, a été réalisée à partir de la version allemande au miroir des traductions américaine et espagnole. Cette réédition en livre de poche reprend les belles illustrations de Cosgrave et comprend un bel appareil critique dont je conseille la lecture, sa qualité le rendant incontournable.

Erika Mann est la fille ainée de Thomas Mann, née en 1905 à Munich. Autrice, comédienne et chanteuse – avec son cabaret Le moulin à poivre –, elle et son frère Klaus quittent l’Allemagne dès l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Exilée en Suisse puis en Amérique, elle deviendra correspondante de guerre durant la Seconde Guerre mondiale. Erika Mann est décédée à Zurich en 1969.

Décidément cette famille est incroyable. Je vais poursuivre en découvrant prochainement l’oncle, le célèbre Heinrich Mann. Et vous, êtes-vous tenté(es) par ces nouvelles émouvantes et habiles d’Erika Mann ?

Notes avis Bibliofeel mars 2022, Erika Mann, Quand les lumières s’éteignent

Citations :

« Ce dont nous avons besoin, disait l’un des supérieurs de Friedel, c’est d’une Mobilisation de l’Action. » Friedel acquiesçait. Entre-temps, habitué à recevoir d’en haut des ordres qui avaient tout de commandements militaires, il ne percevait même plus le vague et l’absurdité de ces phrases. Oui, se disait-il, Mobilisation de l’Action. Pourquoi pas ? »

« La vie l’avait contraint à penser d’une autre manière. Pour la première fois, il était confronté au concept collectif du « nous ». Avais-je jamais auparavant utilisé un autre pronom que « je », toujours « je » ? Trop tard, pensa-t-il. Mon diagnostic, vient trop tard. »

28 commentaires sur “Erika MANN, Quand les lumières s’éteignent

  1. Merci beaucoup pour toutes ces belles redécouvertes. J ai relu récemment les Buddenbroks et je relis actuellement la montagne magique. Vos commentaires donnent envie de continuer à lire les œuvres des Mann.

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  2. Bonjour,

    J’ignorais que la famille Mann comptait d’autres écrivains que Thomas… une lacune, visiblement.
    Bon, il faut d’abord que j’ose m’attaquer à cette fameuse « Montagne magique » que la nouvelle traduction en format poche m’a incitée à ajouter à mes étagères !!
    Merci pour le partage.

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    1. Je pense qu’on était nombreux à ne pas connaître ces écrivains ou pour les considérer comme mineurs par rapport au « magicien » des mots, Thomas Mann. J’ai découvert que les Klaus, Erika… replacés dans l’histoire familiale constituent un formidable témoignage littéraire et le passage de relai d’un père issu du milieu bourgeois à un engagement exemplaire contre le totalitarisme. Et qu’il ait fallu attendre 2005 pour que le livre d’Erika paraisse en Allemagne donne à réfléchir…
      J’ai eu longtemps « La Montagne magique » sur mes étagères, je sais ce que c’est ! Quelle libération de prendre la décision de le lire et de m’apercevoir que j’accrochais dès les premières pages, quand Hans Castorp décide de rendre visite à son cousin au sanatorium.
      Je suis ravi si ce blog a donné envie à quelques personnes de lire ces livres !
      C’est moi qui te remercie pour ces échanges !
      Alain Bibliofeel

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  3. Bonjour Alain,

    Mille mercis pour cette belle découverte (encore une) ! Le format des nouvelles m’attire ici particulièrement afin de pouvoir suivre plusieurs destinées à ce moment critique de l’histoire… Et quelle aventure éditoriale et linguistique ! Merci pour ces informations qui mettent en lumière toute l’importance du travail des traducteurs et des traductrices (et quel dommage que le texte original ait été perdu…)

    À bientôt !

    Lilly

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  4. J’ai noté La montagne magique mais je sais qu’elle demande du temps mais ce sera ma découverte de cette famille dont je connaissais pas toutes les plumes….. Aujourd’hui à lire les chroniques des blogs je fais de belles découvertes et ma liste d’envies en prend un sacré coup….. Merci pour cette jolie chronique 🙂

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    1. De rien… Je suis ravi de trouver des idées et une motivation de lecture sur les blogs dont le tien n’est pas des moindres. Ravi bien sûr que mes chroniques puissent susciter quelques lectures, promesses d’échanges futurs. Et quand il s’agit de Thomas Mann et sa famille, alors là je suis comblé !

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  5. Je suis heureux de lire une si belle critique de ce livre. On a fait l’acquisition de ce livre récemment et tous les commentaires que j’ai pu lire sont unanimes. Un témoignage fondamental. Comme tu le signales, c’est vraiment une oeuvre à faire étudier à l’école.

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  6. « Quand les lumières s’éteignent ». Le titre de ce livre est très annonciateur de ce qui va suivre quand l’ignorance de la jeunesse, entretenue par un patriarcat et un système dominant, fabrique la betise. En te lisant, j’ai repensé au « Rubanc blanc », ce film de Michael Haneke, qui parle de l’enfance maltraité en 14-18, graine de futurs nazis. Ce livre (que je vais lire!) me semble majeur, encore et toujours aujourd’hui et ce, quelquesoit l’endroit ou l’on habite. La violence est présente partout, visible ou invisible. Le nationalisme, version plus récente de la tribu voudrait renaître…Tout ceci nous conduit à la guerre, encore et toujours! J’ai hâte de lire la description par Erika des personnages présents dans cet ouvrage. Cela nous ramène à aujourd’hui ou l’on voit bien, toujours et encore le déni, les vérités tronquées, les mensonges et les manipulations en tous genres.
    Oui, il faut parler de ce livre dans les écoles. C’est urgent!
    Quelle famille les Mann, et quel patrimoine elle nous laisse!
    Merci à toi Alain de nous présenter ces œuvres majeures qui ont plus que jamais du sens en 2022. Là, il s’agit d’un livre de poche, donc accessible. A mettre dans toutes les mains, surtout les plus jeunes 😉

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    1. J’ai vu ce film « Le ruban blanc » de Michael Haneke. Le parallèle est frappant car dans ce film on comprend comment les malheurs de la première guerre mondiale vont être instrumentalisés par les nazis. On a assez de recul pour comprendre cette période et cela éclaire sur ce qui s’est passé ensuite à la seconde guerre mondiale avec des malheurs concentrés aussi à l’est… Et des guerres encore et encore !!! Alors que le défi climatique reste sans réponses sérieuses et coordonnées au niveau mondial.
      Je partage ton avis : le mensonge, la manipulation « soft ou pas » connaît aussi de beaux jours chez nous. Comment ne pas être admiratif devant le génie de la famille Mann, source d’espoir et exemple de résistance pour nous. J’aime quand il y a à la fois le plaisir de la lecture et l’idée d’un monde meilleur… et bienveillant… et je garde espoir dans l’éducation et le sursaut de la jeunesse !
      Merci Alan pour ton précieux commentaire.

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    1. J’avais commencé par Tonio Kröger qui m’avait bien lancé pour aborder Les Buddenbrook, un gros pavé nécessitant de s’intéresser à l’Histoire et à ce pays pas toujours facile à aborder. Je suis rarement fidèle en lecture mais mon amour pour cette famille reste intact. Bonne lecture !

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  7. oui incroyable famille, et très engagée dans les heures les plus sombres aussi. tout est bon d’après les diverses sources critiques et blogs. cela fait beaucoup de livre à lire et on a envie de les lire tous. je pioche de temps en temps dans un titre de l’un ou l’autre. Et oui il y a l’oncle aussi !

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  8. oui incroyable famille, et très engagée dans les heures les plus sombres aussi. tout est bon d’après les diverses sources critiques et blogs. cela fait beaucoup de livres à lire et on a envie de les lire tous. je pioche de temps en temps dans un titre de l’un ou l’autre. Et oui il y a l’oncle aussi !

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