Diadié DEMBÉLÉ, Deux grands hommes et demi

Deux grands hommes et demi

Éditions JC Lattès, publié en janvier 2024

232 pages


« Au quartier Mali, un vieux photographe brade ses tirages en noir et blanc à cause de la généralisation de la couleur. Toko le sait grâce aux enfants de mon oncle Abdoulaye. Il me propose d’aller à son studio. J’ai déjà vu des photographes mais lui, cependant, c’est différent, presque un voleur d’ombres qui attrape la meilleure partie de ton âme et la dépose sur le papier. »

Je vous avais parlé, lors de sa sortie en 2022, du premier livre de Diadié Dembélé intitulé Le Duel des grands-mères. Un roman d’apprentissage remarquable, couronné par le Prix littéraire de la Vocation. Autant dire tout de suite que Deux grands hommes et demi confirme largement le talent entrevu à travers l’histoire du petit Hamet, un écolier de Bamako en quête de ses origines. Finie l’enfance, place à deux amis, Manthia et Toko, deux grands hommes de dix huit ans, ou plus précisément, deux hommes et demi, cette part d’âme supplémentaire qu’on va trouver tout au long du récit.

La forme est totalement réussie, dans une fluidité qui m’avait manqué dans le premier livre, m’obligeant à reprendre la lecture de certaines pages plusieurs fois. Rien de tel ici, la construction est solide avec une immersion directe dans le discours et une progression continue vers des éclaircissements jusqu’à la fin. Manthia raconte en commençant souvent par « Monsieur… », signe de déférence ou d’agacement lorsqu’il s’adresse à son avocat par l’intermédiaire d’un interprète, aussi au lecteur qui se sent directement interpellé.

« Diarabi Muso », par le Super Biton de Segou, un groupe malien mythique qui a accompagné pendant cinq décennies l’histoire du Mali. Une réédition vient de paraître, célébrant une richesse sonore déclinée en rumba congolaise, rythmes bambara, mandingues, afrobeat, jazz…

La vie au village, rythmé par le travail aux champs, et les circonstances amenant la famille à pousser les enfants au départ occupe une bonne moitié du récit. Terrible beauté sombre de l’arrivée des criquets, annonçant l’absence de récolte et la disette prochaine : « … comme un morceau de nuage noir qui se détache, jeté par les anges, en tombant lentement sur la terre ». Manthia doit accepter le diktat de son père. Départ pour Bamako, puis vol vers la France après l’obtention des visas avec l’aide de mystérieux relais locaux, ces cokseurs « …expert en bombardement de consulat qui jette des explosifs diplomatiques sur n’importe quelle ambassade européenne, en échange de quelques billets. »

La langue, ses déclinaisons sont au cœur du livre, de la « langue lourde » africaine jusqu’à l’écriture érigée en étape obligatoire, preuve ultime en Europe, même si elle repose sur une retranscription incertaine voire mensongère. Manthia prend des cours de français avec Caro, pages magnifiques de la joie d’apprendre, se transformant en joie de vie après la rencontre avec Clémence, une amie de Caro… Joie des corps, joie de la découverte de la liberté, de la mer, même si la réalité du passé ne s’efface pas durablement.

« Caro nous attend avec impatience pour entamer le chapitre sur les adjectifs démonstratifs et possessifs : « Montonson ! Matasa ! Notrevotreleur ! Nosvosleurs ! Mestesses ! » »

Dans la première partie, au Mali, tout passe par le langage, tous les sentiments : amour, peur, ressentiment, colère, alors que Manthia exilé se confronte à une société organisée autour de l’écrit.

« Vous, monsieur , vous écrirez, vous écrirez à fusionner votre main avec le stylo, puisque la civilisation à laquelle vous vous soumettez prétend mettre en signe tout ce qui est capable de sortir de la tête d’un humain, vous allez consigner les beautés et excréments de ma pensée. […] Ils posent des questions par dizaines, centaines, milliers. Vous répondez, répondez, répondez, répondez jusqu’à ce que vous vomissiez vos intestins avec la réponse qu’ils espèrent, puis ils enjambent votre corps inerte, traitent votre vomi avec le plus grand des soins avant d’en extraire le mot qui manquait à leur tableau. »

Les deux amis vont connaître la dure réalité des exilés clandestins, faite d’accueil non désintéressé par le cousin de la famille, le colérique et calculateur Samba, faite de sommeil dans les couloirs du foyer, de l’absence de repas quelquefois. Toko vient d’une famille de notables, d’une famille devenue clan au fil des générations. Celui-ci obtient sa carte de séjour alors que Manthia est arrêté en situation irrégulière et placé en centre de rétention.

Rencontre de la forme et du fond, l’auteur ajoute une nouvelle pièce à une œuvre en construction qui permet de suivre le parcours, de mettre des visages sur ceux qu’on prétend classer dans des groupes étiquetés négativement et déshumanisés. Ce ne serait plus des hommes, seulement un problème… Après avoir côtoyé Manthia et Toko, il y a simplement des hommes qui font ce qu’ils peuvent pour leur vie et pour leur famille. Et le demi du titre ? Un titre malin, plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord. Peut-être la somme des âmes, du langage et de l’écriture ?

Roman profond maniant la poésie et l’humour, Deux grands hommes et demi réussit à décrire une réalité au carrefour des routes, dans les méandres de l’oralité et de l’écriture. Le deuxième roman de Diadié Dembélé trouve une distance rassurante entre littérature et message universel de dignité. On peut être certain qu’il ne va pas s’arrêter là.

Notes avis Bibliofeel janvier 2024, Diadié Dembélé, Deux grands hommes et demi

7 commentaires sur “Diadié DEMBÉLÉ, Deux grands hommes et demi

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