Pascal QUIGNARD, Trésor caché

Éditions Albin Michel, publié en janvier 2025

296 pages

« Même dissous, évanouis, dans la nuit, dans le rêve, il arrive que tous les chats que j’ai connus me regardent en face, les deux yeux grands ouverts. En face, sans conscience, sans durée. Infiniment. Comme à l’aurore juste à l’instant où le soleil se lève – qui se lève dans l’instant où ils se lèvent – ils aiment s’éblouir. Ils regardent l’énigme. Leurs yeux immenses regardent l’énigme parce qu’ils se reconnaissent en elle. »

Retour d’un auteur talentueux et prolifique à la fiction… C’est quelque chose à ne pas louper en ce début 2025. Un roman abordable, pour tous, sans gâcher le plaisir de ceux qui aiment le Quignard érudit, conteur, philosophe, poète, le violoncelliste amoureux de musique qui met un peu de tout cela dans ce énième livre.

Liszt : Liebestraum No. 3 (Love Dream)
« Seul un merle virtuose – Tausig, Liszt – tenta soudain une dernière prouesse adressée à un congénère à un kilomètre de là. »

Au début, c’est l’étonnement ! Pascal Quignard donne une liste d’actions sans émotion, style canevas de scénario. Des phrases avec Elle s’enchaînent, Elle fait ceci, elle fait cela, Elle verbe complément, Elle… Et là je me dis que 300 pages cela va être long… Mais Louise en enterrant son chat « Peer, Peiroos, Périgord », dans son jardin au bord de l’eau trouve un trésor de pièces d’or et de bijoux. Avec tout cet argent elle part pour un voyage au long court en Italie. Elle est correctrice sur les rives de l’Yonne et peut travailler à distance. La banalité de sa vie de cinquantenaire sans attache laisse la place à l’aventure amoureuse lorsqu’elle rencontre Luigi, un bel italien mais au crépuscule de sa vie. La banalité du style fait vite place à des fulgurances, des envolées à chaque page qui m’ont amené à noter une multitude de citations afin de les relire encore et encore pour la beauté des mots, pour la beauté des images.

« C’est le plongeon dans rien que chantent les sirènes sur leur roc noir dans l’eau bleue. »

Je retrouve l’écrivain érudit, l’amoureux de littérature au style si particulier, exigeant avec le lecteur mais capable d’ouvrir des royaumes enfouis du temps jadis (tel des trésors…) et une réflexion-consolation à nos questions d’aujourd’hui. La vie de Louise a pris un tour nouveau, le style de la narration aussi, qui s’envole vers des sommets inouïs.


« Cette baie, c’était l’empire des Sirènes. À la fois, ici – disaient-ils sous l’empire – on sort du paradis et on entre en enfer. […] Les trirèmes, les galères ne cessaient alors – les hors-bords, les aliscaphes ne cessent aujourd’hui de sillonner la mer d’île en île. La mer bouge. La terre bouge. Les volcans eux-mêmes l’aident à se soulever tout en l’invigorant de leurs forces respectives. Tout est vivant et pourtant tout sent le soufre et son relent de pourrissement. Ici le sable est noir. C’est une baie tellement étrange. C’est le lieu où Sibylle attend Énée pour descendre au fond du monde. »

Les chats, métaphore tactile de la vie sans la parole, toujours un peu fausse. La nature, les chats et la neige, les merveilleuses îles de la baie de Naples : Procida, Ischia, Capri, Nisida.

Le soleil là-bas, la neige ici comme le silence sur le silence quand elle tombe :

« Les flocons, très légers et doux, tombaient sur sa peau. Ils fondaient aussitôt. Dès qu’ils touchaient la peau un peu chaude de ses paumes ces étranges duvets lumineux qui tombaient du ciel disparaissaient. C’était comme des pièces d’or qui s’évanouissaient au fond de ses mains, sous ses yeux. »

Il y a ces listes de mots, inventés quelquefois, pour nommer, pour désigner, pour célébrer la vie et l’amour. Ainsi du chat, mais pas seulement, ses multiples noms « Petit Ruisseau, Rillette, Brooklet », ces petits mots pour dire qu’on aime. Les listes sont partout, profusion de la nature où la beauté foisonnante donne le tournis. Un texte qui montre qu’on écrit comme on pense et qu’il faut lâcher prise pour laisser sa liberté au style. D’une poupée d’enfant il passe aux morts qui précèdent la naissance, aux saints martyrs, aux prénoms, aux mots des vivants de jadis… Son art de la digression savante donne du sens à toute chose ici.

On devine le Il de l’auteur à travers le Elle de Louise. Pascal Quignard parvient toujours à étonner à la page suivante, il est d’une jeunesse imprévisible. Interrogation sur la tristesse de la perte, de la mort. « Les adieux s’enclenchaient les uns aux autres comme les seaux d’une noria. » Il est un amoureux des antiques et de tout ce que la terre a porté comme poète et penseur. Quand il zappe c’est pour parcourir les centaines de milliers d’années de présence de l’homme sur la terre et de la vie au-delà… Il a lu Virgile, Cicéron, Homère et les références abondent, au gré des voyages, rappelant la présence des morts parmi nous dans la succession de couches de sens dont nous pouvons bénéficier si nous le voulons, si nous lisons… La religion est partout, mais pas celle des dogmatiques apeurés. Elle est gourmandise de sens, d’élévation, de vies retirées à l’oubli : « Un relief de mythe ou de légende. ». Il n’est pas à genou mais debout devant la vie, dialoguant librement avec elle. Œuvre de philosophe, de poète aussi, tutoyant la pensée depuis les origines obscures.

« L’admonition insaisissable qui presse l’âme, qui hante les rêves, un jour cesse de réveiller au milieu de la nuit. Le repos où elle couche les chats comme les hommes au creux d’eux-mêmes – ou plutôt dans un coin qui abriterait leur corps de leur crainte, un recoin qui réchaufferait la peau froide et la suée soudaine, la fourrure devenue toute sèche d’une tendresse perdue, la tristesse immobile d’un corps nu pris dans ses fils déteints au milieu de l’immense toile des souvenirs qui n’ont pas été partagés. »

Il faut de la curiosité pour entrer dans le monde enchanté de cet auteur mais le voyage vaut la joie à trouver dans celui-ci. Pascal Quignard est né en 1948 à Verneuil-sur-Avre. Le père de Louise, son personnage de Trésor caché, a sa maison à L’Aigle, une commune à proximité de Verneuil-sur-Avre. Autant dire que Louise semble un double très proche de l’auteur. Au fil des années je me suis plongé avec gourmandise dans une œuvre foisonnante dont il est, à mon avis, impossible de faire le tour. J’ai aimé ses romans (Le Salon du Wurtemberg, Tous les matins du monde, Terrasse à Rome). Je n’ai encore rien lu des Petits traités, un ensemble de 8 tomes mais je me suis délecté de ses rêveries fiction, somme de 12 tomes de l’aujourd’hui et du jadis immémorial, du Dernier royaume, (Les ombre errantes, Les désarçonnés, L’homme aux trois lettres). Avez-vous goûté aux trésors de cet auteur ?

Autres citations :

« Ainsi parlent les chardons et les orties aux passants qui savent ne pas les mépriser. Car les chardons sont des guerriers du Moyen Age couverts de piquants qui vous blessent. Et les orties des nymphes de l’Antiquité qui, aussitôt que vous les touchez, vous brûlent tout entière. »

« L’océan quant à lui ni à lui même ni aux corps qu’il a avalés ou qui s’y aventurent en y plongeant. Il obéit aux tempêtes immenses. Il s’abandonne au désordre informe. À la nuit infinie qui le rend invisible. Il n’aspire qu’à se prolonger dans la nuit infinie, à perpétuer plus loin que lui-même l’origine infinie. »

« Plus la mémoire de son père s’effondre, plus elle cherche à se souvenir de tout. Elle met un point d’honneur à retenir les moindres détails, les noms de ceux qui passent, les anecdotes les plus saugrenues dont on lui fait part. Elle ne tient pas de journal mais elle fait des listes. Des listes de courses. Des listes de ce qu’elle aime. Des listes de voyages qu’elle projetterait volontiers de faire. Des listes de fleurs qu’elle voudrait acheter afin de les planter dans le jardin de Sens. Des listes des choses inoubliables. »

Notes avis Bibliofeel, janvier 2025, Pascal Quignard, Trésor caché

12 commentaires sur “Pascal QUIGNARD, Trésor caché

  1. Un des écrivains que j’aimerais lire. Une première tentative avec… j’ai oublié le titre, cela remonte à quelques années déjà. Mis de côté car, mon esprit pas assez apaisé, pas assez concentré pour ce style, je suis allée voir ailleurs, du côté de la facilité. Un tort, j’en ai conscience. La philosophie, la littérature (qui donne à réfléchir) me manque…
    Merci donc, de me rappeler de lire Pascal Quignard.

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    1. Bonjour Eléonore et bonne année. Je suis assez enthousiaste sur celui-ci qui gagne en luminosité. Je dirais sous le feu de l’enthousiasme que si on ne connaît pas Quignard il faut lire celui-ci, qui part doucement pour terminer dans les étoiles ! Merci pour ton commentaire.

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      1. Oups ! ✨ Merveilleuse année à toi, également.
        J’ai très envie de lire « Les larmes », « L’amour la mer » et « Dans ce jardin qu’on aimait ». Peut-être que je commencerai par sa nouvelle « Le petit Cupidon ». Ils figurent dans le catalogue de ma médiathèque. Et je ferai une suggestion de Trésor Caché.
        Merci beaucoup.

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  2. Bonsoir Alain, j’ai déjà lu et apprécié un roman de Pascal Quignard, Villa Amalia, qui se déroulait également dans le Sud, Italie ou Côte d’azur, je ne sais plus. L’histoire a l’air assez similaire dans le roman que tu nous présentes, une femme forte et solitaire qui voyage et fait des rencontres… merci 🙏 bonne soirée 🌠 😊

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    1. Oui effectivement, il semble y avoir des ressemblances lorsque je lis les chroniques. L’auteur a vingt ans de plus et trésor caché semble faire le bilan de toute une vie. Il trouve ici un bel équilibre entre le thème de la vie et la mort obsédante. Merci Marie-Anne pour ton témoignage. Belle soirée 🙂

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  3. Toute cette douceur, cette délicatesse pour raconter la mort du chat et les précautions infinies de sa maîtresse pour l’accompagner et l’enterrer, des pages d’une pure merveille.

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