Stefan ZWEIG, Le Monde d’hier

Sous-titré : Souvenirs d’un européen

Traduit de l’allemand par Dominique Tassel

Collection Folio essais, publié en mars 2016

592 pages

Voici un livre témoignage comme il y en a peu dans toute l’histoire de la littérature, évocation d’une époque cruciale autant que biographie d’un auteur à la destinée hors du commun. Qui peut mieux que Stefan Zweig esquisser un portrait de l’évolution de l’Europe de 1895 à 1941 ? Écrit par thèmes, plus ou moins chronologiques, il avance par grands chapitres avec des évocations, des souvenirs, des portraits. Passionnant !

Stefan Zweig est né en 1881. « Le monde de la sécurité », « L’école au siècle passé », « Eros matutinus », « Universitas vitae », tels sont les titres des premiers chapitres. Ils dressent le tableau d’une enfance et d’une jeunesse heureuses dans une Autriche de stabilité et de culture. Puis viennent – alors qu’il a 33 ans – « Les premières Heures de la guerre de 1914 ». Il constate avec incrédulité « …l’empoisonnement par la propagande haineuse menée depuis des années et des années. » Plus tard, après la première guerre mondiale, se profile une période d’intense activité. Il est au sommet de la gloire et compte parmi ses amis une bonne partie des élites culturelles et scientifiques, voire politiques de l’époque. Il a 52 ans lors de la prise de pouvoir par Hitler… Le chapitre intitulé « Crépuscule » me rappelle l’excellent recueil de nouvelles d’Erika Mann « Quand les lumières s’éteignent ». C’est la nuit qui s’annonce avec « Incipit Hitler » et « L’Agonie de la paix ».

Après une reconnaissance mondiale, il a dû quitter l’Autriche et connaît la dure condition d’apatride. Stefan Zweig exilé en Angleterre s’installe ensuite au Brésil et y rédige ce volumineux témoignage dans des conditions difficiles, sans archives, dans la spontanéité du geste direct sur le papier, de la phrase-pensée jaillissant en un flot puissant sans contrôle extérieur.

Ce livre vaut par le talent de son auteur, assurément un des très grands de la littérature mondiale. Arrive toujours un passage suscitant l’intérêt et l’admiration. Le chapitre « Paris, ville de l’éternelle jeunesse » est un de mes préférés. En conteur génial, l’auteur décrit et commente sa rencontre avec Auguste Rodin, entre anecdotes puissantes et fascinante étude du processus de création artistique. Les pages du vol de sa valise à l’hôtel sont aussi des plus savoureuses. Stefan Zweig ne veut pas être responsable de l’emprisonnement d’un pauvre bougre et refuse de porter plainte, se mettant à dos le patron de l’établissement. Et on sourit de lire – il y a énormément d’enthousiasme, de joie dans ses récits – que le voleur propose de rapporter la valise jusqu’à la chambre où il l’a volée. C’est très bien écrit et la traduction donne une grande fluidité au texte. On sent que l’auteur est un expert de la nouvelle, les souvenirs donnant soudain l’occasion d’un court et passionnant récit qu’on ne peut plus lâcher.

Franz Schubert Lied « An die Musik », sur un poème de Franz von Schober. Suzanne Taffot soprano. «… chaque fois que j’entends résonner le lied immortel de Schubert, je nous vois, dans une sorte de vision picturale, les épaules recroquevillées sur nos misérables bancs d’école, puis, sur le chemin du retour, le regard rayonnant, excité, critiquant et récitant des poèmes, oubliant dans la passion toute subordination à l’espace et au temps, littéralement « ravis dans un monde meilleur ». »

Stefan Zweig est un européen convaincu mais un européen de la culture commune et de la paix. Dans La lutte pour la fraternité spirituelle, il regrette l’oubli trop rapide des malheurs de la guerre, rappelant que l’artiste a le devoir « …d’exprimer sa conviction, fût-ce en se heurtant à la résistance de son propre pays et à l’indignation de tout le monde en guerre. » Il a assisté à la dégradation des consciences sous le poids de forces niant toute moralité, la propagande devenant de plus en plus efficace.

Le Monde d’hier révèle l’essentiel du siècle de Stefan Zweig tout comme Histoire de ma vie de George Sand dressait un portrait de la première partie du 19ème siècle. Deux œuvres passionnantes qu’on peut lire et relire pour inspirer nos vies. Stefan Zweig s’est suicidé en 1942 pensant la victoire du nazisme inéluctable. Et pourtant la vie, l’espoir, ont été les plus forts. Le nazisme vaincu, il aurait certainement pu rentrer dans son pays quelques années plus tard…

Notre monde d’hier vacille : guerres en bien des points du globe, montée d’une extrême droite maquillant comme elle le peut ses références fascisantes profondes. Notre culture est une mince couche que tente d’abattre les empires à la tête de gigantesques machines médiatiques dont Stefan Zweig ne pouvait même pas imaginer la puissance terrifiante alors que recule l’État de droit. L’histoire ne se répète pas mais il peut être utile de comprendre les mécanismes qui ont conduit aux grandes catastrophes du siècle dernier. Les mots « paix », « art » et « écrivains » sont très présents dans Le Monde d’hier, remarquons qu’ils sont de plus en plus mis de côté, attaqués, des écrivains sont toujours interdits, emprisonnés. Le mot « Liberté », appliqué exclusivement à l’individualisme et la compétition-captation économique est maintenant l’étendard des nouveaux prédateurs. Stefan Zweig nous aide dans une indispensable résistance qui passe aussi par les livres.

Autres citations :

« Il n’y avait ni permis, ni visas, ni tracasseries ; ces mêmes frontières qui, avec leurs douaniers, leur police, leurs postes de gendarmerie, sont aujourd’hui transformées en réseau de barbelés en raison de la méfiance pathologique de tous envers tous, n’étaient rien d’autre que des lignes symboliques qu’on traversait avec autant d’insouciance que le méridien de Greenwich. »

« Cette déferlante s’abattit sur l’humanité avec une telle violence et une telle soudaineté que, recouvrant la surface de son écume, elle tira vers le haut les pulsions primitives de la bête humaine, ses instincts obscurs et inconscients ce que Freud, dans sa clairvoyance, appelait « le dégoût de la civilisation », le besoin impérieux de sortir un jour du monde bourgeois des lois et des paragraphes et de donner libre cours aux instincts sanguinaires les plus primitifs. Peut-être que ces forces obscures avaient aussi leur part dans cette ivresse sauvage, où tout se mêlait, le plaisir de se sacrifier et l’alcool, le goût de l’aventure et de la pure crédulité, l’antique magie des drapeaux et des paroles patriotiques – cette ivresse de millions d’êtres, inquiétante et presque impossible à décrire avec des mots, qui, un bref instant, donna un élan furieux et presque irrésistible au plus grand crime de notre époque. »

Notes avis Bibliofeel, avril 2025, Stefan Zweig, Le Monde d’hier

13 commentaires sur “Stefan ZWEIG, Le Monde d’hier

    1. Merci à toi pour ton commentaire. J’ai retrouvé et beaucoup apprécié ta chronique, centrée comme il se doit pour toutloperaoupresque sur les rapports de Zweig à la musique, ce livre est tellement riche… Je découvre ce classique, lu en quelques jours en faisant le parallèle avec notre actualité tellement anxiogène. Comme Zweig on se dit que ce n’est pas possible et comme lui on a envie de comprendre. Il nous aide à comprendre notre présent, son humanisme en toute circonstance fait du bien.

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    1. J’ai beaucoup aimé le lire maintenant alors que les forces prédatrices disposent de plus en plus de pouvoir et de technique afin de contrôler les populations. Il me semble que Zweig nous dit qu’il est urgent de remettre la paix et la fraternité au centre du jeu et à tous les niveaux. C’est utopique mais y-a-t-il une autre façon d’espérer ? J’ai lu votre belle chronique de ce grand classique, tellement puissant que chacune d’entre elles est différente et riche…

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    1. Stefan Zweig excelle dans les biographies et les nouvelles. C’est une sorte de testament tourné vers la vie, où il parle plus des autres que de lui même. Il se dégage un goût des autres que je trouve admirable dans sa situation. Un grand homme !

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  1. je ne l’ai pas lu mais je pense que c’est le moment de le lire, cela résonne avec notre époque et notre monde d’hier à nous des années 60 à 80 qui s’effondre dans un fracas fasciste voire nazi — nous aussi a presque 100 ans d’intervalle. je vais me le procurer en anglais donc

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  2. je ne l’ai pas lu mais je pense que c’est le moment de le lire, cela résonne avec notre épouse et  notre monde d’hier à nous des années 60 à 80 qui s’effondre dans un fracas fasciste voire nazi — nous aussi à presque 100 ans d’intervalle. je vais me le procurer, en anglais donc

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  3. Tu nous gâtes ! Voici une très belle chronique, très complète et inspirante. Merci aussi pour le dernier paragraphe en lien avec notre époque. Oui, la résistance passe aussi par les livres. Il me faut absolument lire ce livre et enchainer avec George Sand !

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    1. Et toi, tu me gâtes énormément avec ton commentaire ! Merci Patrice, c’est vraiment agréable de lire ton retour sur une chronique compliquée tellement le livre est dense. Ce sont de bons projets de lecture, assurément, pour défendre la culture et la paix, cheminant souvent ensemble…

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