Italo CALVINO, Le baron perché

Nouvelle traduction de l’italien par Martin Rueff

Éditions Folio, 384 pages, publié en février 2019 dans cette collection (première publication en 1957 aux éditions Einaudi).

Ce livre s’inscrit dans la trilogie intitulée Nos ancêtres (I nostri antenati), entre Le vicomte pourfendu et Le chevalier inexistant. Gallimard rachetant les droits en 2008 a initié une nouvelle traduction, la précédente due à Juliette Bertrand datait de 1959, version qui avait été revue par Michel Fusco en 2001. De plus en plus de classiques sont retraduits, c’est une démarche qui heurte certains lecteurs alors que d’autres (c’est mon cas…) trouvent que cela peut dépoussiérer le texte et donner envie de relire un classique. J’ai comparé les deux textes. On gagne ici au niveau du rythme, ajoutant de la beauté et de la fluidité à la langue. Il me semble trouver plus d’ironie et de vie dans celle-ci. Et surtout, les noms des personnages ne sont pas affreusement francisés, s’accordant avec l’Italie de l’auteur et des paysages explorés dans son enfance : Ombreuse est Ombrosa ; Côme redevient Cosimo ; Jean des Bruyères, Gian dei Brughi ; Baptiste, Battista… Assurément une réussite qui peut donner une nouvelle vie à une œuvre généreuse, précieuse au vu des thèmes traités, centrée sur la place de l’homme dans la nature, pour son rapport à la société et à l’histoire, pour la joie de vivre qui s’en dégage et pour la recherche fructueuse de nouvelles formes d’écriture. A la fin de cette chronique je donne quelques exemples des deux versions.

L’histoire est surprenante et jubilatoire. Un gamin de la société d’ancien régime Cosimo refuse d’ingurgiter les escargots présentés trop souvent aux repas. Il court au jardin et grimpe à un gros chêne. Il n’en descendra plus, rompant avec son père, un baron pas méchant mais très ennuyeux dont la seule passion est d’intriguer pour devenir duc d’Ombrosa, un père qui ne pense que généalogies et successions, alliances et rivalités. Sa mère surnommée la Générale est souvent occupée à broder des canons et des cartes de géographie où elle imagine des plans de bataille, défoulant ainsi sa fougue guerrière (fille de général, son père l’emmenait sur les champs de bataille, elle est devenue experte en balistique). Cosimo, douze ans, va être aidé par son jeune frère pour s’établir et vivre dans les arbres qui à l’époque (on est en 1767 au début du récit) forment une voûte continue permettant de circuler un peu partout en passant d’un arbre à l’autre. Voilà pour l’histoire, un conte philosophique, un récit picaresque, un roman initiatique… Cosimo est un observateur avisé du monde d’en bas, qu’il juge avec bienveillance, cherchant à aider quand il le peut.

Une des premières aventures de cette liberté acquise d’un coup est la rencontre avec la fillette des voisins de haute lignée, la bavarde, persifleuse et provocante Violante dite Viola, une gamine à première vue effrontée, hautaine, imprévisible, mais curieuse du monde jusqu’à être amie avec les gamins déshérités du village, les voleurs de fruits. Une petite peste que Cosimo observe avec beaucoup d’intérêt, tombant d’un coup sous son charme sulfureux et doux. Viola partie en ville, lui laisse son chien qu’il nomme Ottimo Massimo, un basset qui ne le quittera plus. Viola reviendra dans le récit, quelques années plus tard, pour une délicieuse histoire d’amour « haut perchée ».

En fait Cosimo pour être dans les arbres n’en est pas moins un des plus raisonnables de la famille. En bas ils sont tous plus ou moins sévèrement « perchés ». A commencé par sa sœur Battista, chassant les escargots à coup de tromblon et le fantasque abbé FauchelafleurCosimo croise sur ses branches les chapardeurs de fruits poursuivis par les agriculteurs qui en ont après eux, et aussi contre les « bouffeurs de sorbets », comme ils nomment les nobles et ceux de la haute. On croise aussi des exilés de Grenade ou Séville et même Napoléon vient visiter l’étrange habitant des frondaisons. Pour être dans les arbres Cosimo n’en est pas moins constamment curieux des autres et toujours prêt à apporter son aide ou réparer une injustice, tel un Robin des bois féru de botanique, de sciences, lisant les auteurs des Lumières l’Encyclopédie de Diderot que lui apporte son frère.

« Pour le moment, je ne sais pas ce que nous apportera ce dix-neuvième siècle qui a mal commencé et qui continue bien plus mal encore. Il pèse sur l’Europe l’ombre de la Restauration ; tous les novateurs – qu’ils fussent Jacobins ou bonapartistes – vaincus ; l’absolutisme et les jésuites regagnent le terrain ; des idéaux de notre jeunesse, les Lumières, les grandes espérances du dix-huitième siècle, il ne reste que des cendres. »

Transposés à notre époque les propos sont savoureux et tout à fait actuels. J’ai apprécié cet hommage au siècle des Lumières dans un texte débordant d’originalité, de poésie et d’humour à une période de remise en cause généralisée et de perte de repères.

Citations dans l’une et l’autre traduction :

Traduction de 1959 due Juliette Bertrand :

« On lit dans les livres qu’au temps jadis, un singe parti de Rome pouvait arriver en Espagne sans toucher terre, rien qu’en sautant d’arbre en arbre. Si c’est vrai, je ne sais… De mon temps, seul de golfe d’Ombreuse, dans toute sa largeur, et sa vallée qui sélève jusqu’à la crête des montagnes, possédaient pareilles forêts foisonnantes.C’est pourquoi notre région est citée un peu partout. »

Traduction de 2019 due à Martin Rueff :

« On lit dans les livres (est-ce vrai?) que dans les temps reculés, un singe qui était parti de Rome pouvait, en sautant d’un arbre à l’autre, arriver en Espagne sans jamais toucher terre. De mon temps, seul le territoire du Golfe d’Ombrosa, qui était boisé d’un bout à l’autre, avec sa vallée jusqu’aux crêtes des monts présentait une telle densité d’arbres : et c’est pourquoi notre région était connue de partout. »

Traduction de 1959 due à Juliette Bertrand :

« Convalescent, immobilisé dans le noyer, il se retrempa dans des études plus sévères. C’est à cette époque qu’il commença d’écrire un Projet de constitution pour un État idéal qu’on installerait dans les arbres. Il y décrivait la République imaginaire d’Arborée, que seuls les justes habitaient. Le Projet devait constituer un traité sur les lois et les gouvernements. Mais, tandis qu’il l’écrivait, son goût pour les histoires compliquées prit le dessus, et il en sortit des Miscellanées d’aventures, de duels et de contes érotiques, ces derniers insérés dans un chapitre sur le droit matrimonial. »

Traduction de 2019 due à Martin Rueff :

« Convalescent, immobile sur son noyer, il se replongeait dans ses plus sévères études. Il se lança alors dans un Projet de constitution d’un État idéal établi dans les arbres, dans lequel il décrivait la République imaginaire d’Arborée, peuplée d’hommes justes. Il le commença comme un traité sur les lois et les gouvernements, mais alors qu’il écrivait, son inclination pour les histoires compliquées l’emporta et il en sortit une somme d’aventures, de duels et de récits érotiques, insérés quant à eux dans un chapitre sur le droit matrimonial »

Quel roman d’Italo Calvino emporteriez-vous pour les vacances ?

Notes avis Bibliofeel, juin 2025, Italo Calvino, Le baron perché

15 commentaires sur “Italo CALVINO, Le baron perché

  1. Merci pour ce beau résumé qui donne vraiement envie de lire Calvino, mais, entre nous, après avoir lu vos mises en regard de deux traductions, l’ancienne et la nouvelle, je peux vous dire que je préfère l’ancienne sans hésiter! On devine le but de la nouvelle: rendre le texte plus accessible en étant écrit dans le français d’aujourd’hui de tous les jours, évidemment par exemple on évitera le beau mot de « miscellanées »… quel dommage!

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    1. J’avais remarqué cet abandon du magnifique mot « miscellanées ». Dommage de ne pas avoir le texte en italien pour juger en connaissance de cause. Le plus vient surtout, pour moi, du respect des noms propres… Une traduction ou une autre, l’essentiel est peut-être que l’œuvre continue à vivre. Après tout il y a des versions différentes en musique classique et avoir de nouvelles interprétations est une richesse (permet des échanges intéressants). Merci pour votre lecture et commentaire !

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  2. Moi aussi je préfère l’ancienne version et je relève un ou deux détails que j’apporte en preuve. Entre « immobilisé dans le noyer » qui signifie qu’il se cantonne à cet arbre et « immobile sur son noyer » qui me semble dire qu’il ne bouge plus… je préfère la première version. Dans la seconde version « de partout » est moins correct ( puisque pléonastique) que « partout ». Quant aux noms francisés, peut-être parce que j’ai tant apprécié l’oeuvre déjà traduite et par mon ignorance de l’italien… Je trouvais la finale d’Ombreuse très « classe » ( stylée) et le prénom Côme m’a toujours plu et me parle bien plus que Cosimo ! Quoi qu’il en soit, quelle magnifique preuve de votre grande culture que d’être capable de comparer les deux traductions ! Cette oeuvre m’a toujours fait rêver car les arbres sont l’un de mes centres d’intérêt. Quelle tristesse d’en avoir vu flamber à travers le monde et de constater que par chez moi, en trente ans, leurs frondaisons se sont tant limitées. On entend si souvent les tronçonneuses… Et maintenant on craint la maladie de Lyme quand on passe sous eux !

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    1. Oh ! merci pour ce beau commentaire qui complète mon début de réflexion sur ces deux traductions ! J’aurais bien aimé lire le texte d’origine en italien mais je suis aussi ignorant que vous de cette langue. Je suis d’accord pour vos remarques sur l’emploi des termes « immobilisé » et « de partout » (bien analysé de votre part). On voit à ce niveau qu’il n’y a bien sûr pas de traduction idéale d’un tel chef-d’œuvre (Irène Frain dans « L’or de la nuit » dit que le traducteur des Mille et une nuits traduisait-brodait, traduisait-ornementait…). Lire dans une ou l’autre version permet d’approcher l’œuvre, ce qui est bien l’essentiel. C’est un roman qui fait rêver tout en interrogeant sur le peu de cas fait à la nature. Un constat douloureux pour moi également ! La prise de conscience avance – mais bien lentement – et ne voit toujours pas de traduction au plus haut niveau…

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  3. Bonjour

    Un livre lu et relu depuis mon adolescence avec l’exemplaire dont je dispose (la dernière fois, je crois bien, en 2018, lorsque l’AMAP dont je fais partie avait proposé ce titre dans son « système de prêt de livres« ). Je ne connais donc pas la nouvelle traduction, merci pour ces points de comparaisons. Je crois que je dois avoir en PAL depuis plusieurs années Le vicomte pourfendu (dans une vieille édition aussi!), votre billet pourrait être une motivation pour enfin le lire (afin de répondre à la question), merci! Il y a quelques mois, j’avais mis un exemplaire du recueil de nouvelles Le K dans une bibliothèque partagée en bas de chez moi, je crois que personne ne l’en a sorti en 1O semaines avant que je le « désherbe »…

    (s) ta d loi du cine, « squatter » chez dasola

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