Medoruma SHUN, L’âme de Kôtarô contemplait la mer

Nouvelles traduites du japonais par Myriam Dartois-Ako, Véronique Perrin et Corinne Quentin

Éditions Zulma, publié en mai 2025 pour le format poche

240 pages

Je découvre grâce à l’excellent blog La viduité un de ces auteurs marquant le genre particulier des récits courts. Publié pour la première fois au Japon en 1999, ce recueil de nouvelles arrive en format poche et ce serait dommage de passer à côté. « L’âme relogée » est la nouvelle d’introduction. On part d’emblée dans un fantastique assez déroutant avec une espèce de bernard-l’ermite colonisant l’abdomen du pauvre Kôtarô, celui là même du titre, qui regardera la mer avec une expression rêveuse. Après avoir lu tout le recueil, elle prend une autre dimension. Elle donne la mesure d’un temps où les peurs étaient inventées par l’homme pour expliquer et accepter autant que possible la maladie, la perte d’un être cher. Les maux sont plus réels dans les récits suivants, issus directement du comportement violents des hommes, de leur désirs de puissance et de conquête.

« Cette histoire de remettre le mabui en place était le plus souvent une sorte de leurre qui rassure. Une formule magique, couramment utilisée pour redonner de l’entrain, par exemple aux enfants quand ils sont effrayés ou bien assommés de fatigue. »

Avec « L’awamori du père Brésil » c’est une plongée dans l’enfance et ses terribles contradictions. Des enfants s’amusent à voler les fruits d’un vieil homme qui vit seul dans une cabane de tôle. Le narrateur est en quatrième année d’école primaire, il suit d’abord la loi du groupe harcelant le vieil homme puis s’attache petit à petit à lui en même temps qu’il fait l’expérience de la mort.

« Et il m’a expliqué que les papillons sont la forme que prennent les âmes humaines quand elles viennent faire un tour dans ce monde. Et que la façon incertaine dont ils volent avec de fugaces battements d’ailes, c’est aussi la façon dont les âmes passent en ce monde. Le père Brésil a trempé le bout de son doigt dans l’alcool et en a déposé une goutte sur la table. Le papillon qui voletait près du plafond a mis ses ailes en forme de V, est descendu lentement et s’est mis à boire le nectar doré.»

Des palmiers malingres agitent leurs feuilles teintées de rouge dans « Rouges palmiers ». Un bonbon rouge comme un rubis passe de la bouche d’une femme à celle du copain du jeune garçon, narrateur d’une histoire grandiose et magnifique. Les thèmes sont très riches : la transmission, les premiers émois troublants quand ils sont provoqués par un garçon, la boxe, le combat, la violence, la prostitution suggérée à la mesure de l’ignorance du jeune garçon des choses du sexe sur fond de soldats qui cherchent à occuper leur temps.

« Puisqu’il s’agissait de l’homme porté aux nues par mon père, le match allait être exceptionnel. »… « Lorsqu’il s’est effondré, la parole paternelle était définitivement trahie. »

« Coqs de combats » est une de mes nouvelles préférées, 28 pages qui resteront gravées dans ma mémoire. Pour développer l’agressivité naturelle du coq, le père de Takashi a une méthode efficace. Il met le coq face à un miroir. Aka est bientôt prêt. Le jeune garçon d’abord pacifique cherche ensuite à prendre sa revanche quand son coq est utilisé par son père pour les combats et qu’un mafieux veut l’acheter. Réaction en chaîne, la violence amène la violence… La paix ne pourra pas advenir dans ces conditions.

« C’est l’été de sa cinquième année de l’école primaire que Takashi reçut de son père Yoshiaki un coq de combat encore poussin. »… « Takashi appelait son animal Aka : le Rouge. Selon la lumière, son plumage noir prenait des reflets violets ou verts, et des plumes or, carmin et orange, propres à la race akazasa, descendaient depuis le cou jusqu’au dos. Fasciné par tant de beauté, Takashi s’était dit que malgré la simplicité de ce nom, il n’y en avait pas d’autre possible. Personne ne donnant de noms aux coqs, cela fit d’Aka un coq vraiment à part.»

« Avec les ombres », une jeune femme seule, pas vraiment belle, mais qu’un garçon approche, enfin… Ils parlent des heures, se retrouvent, parlent encore. Il la prend en photo devant l’exposition universelle pour laquelle il travaille, et aussi devant divers monuments. A part avec sa grand-mère elle n’a jamais été très heureuse. On partage sa joie et sa surprise de découvrir qu’elle aime raconter plein d’histoires à ce garçon, elle aime sa compagnie et qu’il l’écoute… Elle rapporte ce qu’il dit de sa vie à lui, de son passé… il semble plutôt distant. Il disparaît soudainement, devient une ombre. Pour la jeune femme, le manque est terrible. La chute inattendue et sans concession laisse le lecteur sous le charme de l’écrivain, sous le choc des propos… Écrite à la première personne, c’est la fille qui raconte, ce qui ajoute en émotion. L’histoire serait tout autre racontée par l’homme.

Nos perceptions tiennent aussi du rêve, « La mer intérieure» de cette dernière nouvelle est-ce celle que contemplait Kôtarô ? L’auteur a une vie intérieure immensément riche et parvient à nous en donner une belle idée par l’écriture. Comment pardonner à un père violent qui a battu la mère aimée ? Comment devenir père ensuite sans craindre de reproduire ce qu’on a connu ? Contempler la beauté de la mer, la splendeur des poissons multicolores ? Explorer la mer intérieure comme Medoruma Shum ? L’art comme antidote.

« Les hommes ne comprennent pas. Cette souffrance. Ils ne la comprennent pas. Ils ne la comprennent jamais vraiment. »

Situation de l’île d’Okinawa par rapport à l’île principale du Japon

Medoruma Shun est né en 1960 à Okinawa. Il avait dix ans lors de la rétrocession de l’île au Japon. « Son univers tire sa puissance évocatrice de la synthèse lumineuse entre son enfance sous l’occupation américaine et un fonds de traditions et de croyances toujours vivaces. » L’art de l’auteur est d’éveiller la curiosité sur l’histoire de l’île et sur sa culture en rapportant des histoires du quotidien. Au carrefour des principales puissances du pacifique, elle a été convoitée et assiégée par tous, avant de devenir cette base avancée américaine après la seconde guerre mondiale (et plus encore actuellement malgré la contestation locale). Située à plus de 1500 km de Tokyo cette insularité polluée par les grands conflits et les guerres menées par l’Amérique en fait une terre de choc entre les cultures, une toile de fond littéraire, un théâtre d’ombre dans lequel le réalisme jette sa violence, brisant les personnages qui vont chercher loin la magie et le rêve pour jeter un pont avec les vivants et les morts. Injustice insupportable quand le point de vue est à hauteur d’enfant, Medoruma Shun balayant ces générations bousculées observées dans ses jeunes années.

« Moi, je suis née environ dix ans après la fin de la guerre. Tu sais qu’il y a eu la guerre à Okinawa, autrefois ? Comme tu es encore petite, peut-être que tu ne le sais pas, mais c’est vrai. Plein de gens du village sont morts, mon grand-père aussi, c’était pendant la guerre, mais on ne sait pas où. D’après ce qu’on m’a raconté, des soldats japonais l’ont emmené et il n’est jamais revenu. Ma grand-mère, parler de la guerre ça lui donnait la migraine, au point qu’elle ne pouvait plus travailler. Elle ne m’en a pas dit plus. Moi, comme je ne voulais pas lui faire de chagrin, je ne posais pas de questions. »

J’ai vraiment plaisir à évoquer ces histoires courtes mais tellement intenses et bien écrites. En poche c’est au alentour de dix euros et franchement ça vaut le coup de le demander à votre librairie préférée… ou de l’emprunter à votre bibliothèque…

Notes avis Bibliofeel, août 2025, Medoruma Shun, L’âme de Kôtarô contemplait la mer

4 commentaires sur “Medoruma SHUN, L’âme de Kôtarô contemplait la mer

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