Han KANG, Impossibles adieux

Roman traduit du coréen par Kyungran Choi et Pierre Bisiou

Le Livre de Poche. Publié en mars 2025

336 pages

Gyeongha et son amie Inseon avaient eu l’idée de concevoir ensemble une œuvre visuelle : quatre-vingt-dix-neuf poteaux de bois plantés dans le sol, champ infini de fûts sombres formant une vaste nécropole à ciel ouvert : « …nous pourrions les peindre en noir. Avec grand soin, comme pour les habiller de robes tissées d’une nuit profonde, en veillant à ce que leur sommeil ne s’abîme jamais ».

Voici un récit à la construction originale, un récit-requiem composé de trois parties. Première partie : OISEAU. Gyeongha reçoit un message de son amie Inseon, tout juste transférée d’urgence à l’hôpital de Séoul. Elle lui demande de se rendre chez elle, sur l’île de Jeju, pour nourrir son perroquet qui, sinon, va mourir. Gyeongha décide de prendre l’avion, puis arrivée sur l’île, parvient au prix de bien des difficultés, à atteindre la maison d’Inseon. La tempête de neige qui entrave la circulation rend le périple incroyablement incertain, une haletante bataille s’engage contre le froid et la nuit pour sauver la vie fragile d’Ama, l’oiseau blanc. Deuxième partie : NUIT. Dans la maison, c’est l’histoire de la famille d’Inseon qu’elle découvre. Des archives documentent l’un des pires massacres que la Corée ait connu – trente mille civils assassinés entre fin 1948 et début 1949 sur fond de partition du monde après la deuxième guerre mondiale. Émerge de la nuit une mémoire traumatique enfouie depuis des décennies. Troisième partie : FLAMME. La tempête de neige ne s’apaise pas, Gyeongha et Inseon cherchent des traces d’amour, des traces du passé à la lueur d’une bougie qui s’épuise.

Ama, l’oiseau blanc, de la couleur des flocons de neige souvent comparés à des oiseaux, prend une grand place dans le récit. Mais culture asiatique et talent d’un Prix Nobel de littérature oblige, l’autrice donne à penser que cet oiseau est plus qu’un petit corps recouvert de plumes, il devient par ses mots le symbole d’une source de vie fragile et précieuse. Il est l’âme des 176 premières pages, présent d’une autre façon ensuite.

L’autrice imagine une littérature enfiévrée au rythme de pages à la température extrême. D’abord torride sous un été où la canicule rend les nuits insupportables depuis trois semaines, la température devient au fil des pages négative fin décembre, après le message d’Inseon. Sur le trajet de Gyeongha, en route pour l’île de Jéju,la tempête de neige et les difficultés pour rallier la maison perdue en pleine campagne glacent les os du lecteur, avant la mince et fragile lueur de la dernière partie. Notons que les funérailles de la mère d’Inseon, qui a transmis la mémoire des évènements à sa fille, ont eu lieu en automne. Je n’ai pas vu trace du printemps, saison de renouveau qui se fait désirer.

Récit à fantômes. Les fantômes existent… La preuve, tous ces milliers de victimes innocentes n’ont pas de corps, pas de sépulture, pas de noms souvent. Le crime monstrueux a été longtemps tu, le massacre volontairement oublié pendant des dizaines d’années. Han Kang tente de construire une sépulture pour tous ces morts anonymes, à l’instar du monument projeté par les deux amies. Les fantômes sont toujours au milieu des vivants qui savent et se désolent parfois de l’injustice. Les victimes ne se résignent pas à la mort, ils circulent parmi les vivants dans un acte de protestation. Leurs fantômes résistent, ne respectent pas les règles du temps. Peut-être est-ce cela être humain ? Avoir la possibilité de hanter les vivants, sans relâche, pendant de très longues périodes. Dans Impossibles adieux, la frontière entre rêve et réalité devient floue au fil des pages, rarement le thème n’a été poussé si loin demandant un certain lâcher prise au lecteur.

Les artistes en général, et les écrivains en particulier, sont les alliés des fantômes, donnent une forme à leur parole empêchée. Ces fantômes là sont des êtres bien dérangeants mais nous n’avons pas d’autre choix que de leur accorder notre attention quand ils se manifestent comme ici dans ce roman. Le style de Han Kang est incroyable de légèreté, de poésie, de tension et aussi d’intransigeance avec les faits – les témoignages en italiques les documentent efficacement. La traduction semble de grande qualité.

Un récit classique au départ devenant au fur et à mesure des découvertes, magnifiquement onirique et obsédant. Suivre Han Kang dans les abysses de la nature humaine est une expérience dont on se souviendra longtemps. L’autrice parvient dans un acte d’amour immense à écrire l’espoir toujours possible. On pense alors à l’oiseau et à cette flamme ténue qui brille encore dans la nuit. La littérature, à un tel niveau de maîtrise et d’inventivité, propose un récit qui peut redonner une visibilité aux victimes effacées d’hier. Avec le temps leur parole peut émerger si on l’accepte – le déni est-il plus facile en plus d’être malhonnête et d’hypothéquer l’avenir ? Il est question d’évènements liés à l’histoire de la Corée mais on pense vite à l’invisibilisation des victimes dans des guerres actuelles, les journalistes premiers ciblés.

Han Kang est une romancière et une poétesse sud-coréenne, première femme asiatique à obtenir le Prix Nobel de littérature en 2024. La végétarienne, son dixième roman, publié en Corée en 2007, a obtenu le Prix Man Booker 2016 et son dernier roman Impossibles adieux le Prix Médicis étranger 2023 ainsi que le Prix des lecteurs 2025.

Citations :


« La neige tombe éparse. Le champ où je me trouve s’étend sur une colline hérissée de milliers d’arbres noirs sans cimes ni branches, de troncs nus. Ils sont de taille légèrement variée, comme des personnes d’âges différents. Ils ne sont guère plus épais qu’une traverse de voie ferrée mais courbés, tordus, l’ensemble évoquant une frise composée de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants maigres qui se tiendraient sous la neiges, épaules voûtées. Suis-je dans un cimetière ? Me demandé-je. Tous ces arbres sont-ils des pierres tombales ? Je marche entre les troncs noirs sur lesquels se sont posés des flocons de neige semblables à des cristaux de sel, et derrière chaque arbre s’élève un tumulus. Si je m’arrête soudain, c’est que je sens sous mes baskets comme des petits clapotis. C’est bizarre, me dis-je, alors que l’eau monte jusqu’au-dessus de mon pied. Je me retourne. Je n’en crois pas mes yeux. L’autre extrémité du champ que je prenais pour une terre s’étirant vers l’horizon est en réalité une mer. Et la marée continue de monter. Sans le vouloir c’est la voix haute que je lance : Quelle idée d’installer des tombes dans un tel endroit ? La mer monte de plus en plus vite. La marée fait-elle vraiment cet aller-retour deux fois par jour ? Les ossements des tombeaux au pied de la colline sont-ils tous emportés par le reflux, qui ne laisse subsister que les tumuli ? […] J’ouvre les yeux. L’aube n’est pas encore là. Dans la pièce sombre, il n’y a plus de champ sous la neige, plus d’arbres noirs, plus de marée montante. Je regarde un moment la fenêtre, avant de refermer mes paupières. J’ai à nouveau rêvé de cette ville. Je reste allongée, mes paumes froides couvrant mes yeux. »

« Lorsque deux molécules d’eau se combinent dans un nuage pour former le premier cristal, de neige, c’est autour d’une particule de poussière ou de cendre qui en constitue le noyau. Le premier cristal à six branches se combine avec d’autres cristaux qu’il rencontre durant sa chute. Si la distance entre les nuages et le sol était infinie, le volume du flocon serait également infini. Mais en réalité la descente n’excède pas une heure. Les flocons demeurent légers du fait des espaces vides entre les combinaisons de branches des cristaux. Ces espaces vides piègent les sons, les y enferment, de sorte que la neige impose son silence à l’environnement. Quant aux branches, elles réfléchissent la lumière dans toutes les directions, donnant à la neige sa couleur blanche. »

« Ce n’est pas une suite de hasards si trente mille personnes ont été massacrées sur cette île cet hiver-là, et deux cent mille sur le continent l’été suivant. Il y avait un ordre du gouvernement militaire américain, il fallait empêcher le communisme de gagner du terrain, fût-ce en assassinant trente mille habitants de l’île ; les jeunes extrémistes de droite issus du nord, pleins de certitudes et de rancunes, sont arrivés sur l’île ; forts d’une formation de deux semaines ils portaient des uniformes de la police et de l’armée ; les accès à l’île ont été fermés ; la presse était sous contrôle ; une folie comme pointer une arme sur la tête d’un nourrisson était autorisée, pire, récompensée ; mille cinq cents enfants de moins de dix ans ont été tués de cette façon ; avant même que le sang versé sur l’île ait coagulé, la guerre a éclaté et, suivant le modèle élaboré sur cette île, deux cent mille personnes, triées dans chaque ville et village, ont été déportées par camions entiers, emprisonnées, fusillées et enterrées en secret, avec interdiction aux familles de réclamer les dépouilles. Parce que la guerre n’avait pas pris fin, parce que ce n’était qu’un armistice. Parce qu’il y avait d’autres ennemis de l’autre côté de la frontière. Les familles des victimes ont été marquées au fer rouge par la douleur, et ceux qui auraient voulu parler se sont tus en sachant ce qui leur arriverait s’ils parlaient. Il a fallu des décennies avant que ne soient exhumés des crânes perforés et leurs balles, dans les vallées, dans les mines ou sous le tarmac d’un aéroport. Et il reste toujours des ossements, partout, disséminés, enterrés. »

Notes avis Bibliofeel, octobre 2025, Han Kang, Impossibles adieux

14 commentaires sur “Han KANG, Impossibles adieux

  1. Bonsoir Alain, j’ai aimé « la végétarienne » et « ces soirs rangés dans mon tiroir » (son recueil de poésie), un petit peu moins « leçons de grec ». Je pense lire aussi, un jour ou l’autre, « impossibles adieux » mais pour le moment j’ai besoin de lectures moins sombres, des choses plus solaires. Merci de cette belle chronique, bonne soirée à toi !

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    1. Je comprends tout à fait. Lire Han Kang ça bouscule ! Alterner est une nécessité et quel plaisir de se balader dans l’immense monde littéraire. Actuellement je lis Le cahier rouge de Michel Tremblay, un roman beaucoup plus léger ! Bonne journée Marie-Anne.

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    1. Dans les deux romans Han Kang interroge la violence, qu’elle soit familiale ou sociétale. Son talent consiste à parvenir à écrire l’indicible, parcourant avec force l’espace, le temps et la psyché humaine. Une grande autrice que je vais continuer à lire. J’ai commencé avec « La végétarienne » et ne regrette pas du tout 😄

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  2. Bonjour Alain, je n’ai encore rien lu de cette autrice… Et pourtant. Ton article avec la mention de ces fantômes errant parmi les vivants confirment que j’adorerais ce livre. Alors, je vais certainement tenter de la lire l’année prochaine. Merci pour ce très bel article !

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  3. Avec beaucoup de retard,je lis ton article un premier Novembre. Sans doute pas un hasard. Très sensible à l’histoire coréenne et asiatique en général, le dernier extrait que tu donnes est saisissant. l’Amérique est devenue pour moi le contraire de la liberté. Liberté affichée, impérialisme militaire infernal pour empêcher tout fonctionnement différent d’une pensée mercantile sans limite et sans foi, malgré là encore ce raccordement divin qui permet tout , y compris le pire, les massacres. Et ça continue encore aujourd’hui, à Gaza et ailleurs. Je suis écoeuré de cette Amérique là. Merci de m’avoir fait découvrir cette autrice. Les fantômes ne meurent jamais.

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    1. C’est tout à fait cela et avec Trump cela devrait sauter aux yeux du monde entier alors que les présidents précédent habillaient les exactions américaines des mots de liberté et de démocratie. Merci Alan pour ton commentaire sur cette chronique que j’ai eu plaisir à écrire et partager. Bonne semaine !

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