Pierre MONTBRAND, 33 petits tours et puis s’en vont

Éditions M.E.O. Publié en novembre 2025

140 pages

« Sur l’une de ces lourdes galettes, le chien mascotte Niper, du label anglais His Master’s Voice, tend l’oreille vers le pavillon d’un gramaphone. L’étiquette mentionne, sous l’illustration en caractères minuscules, La voix de son maître, qui ne deviendra la marque de fabrique de Pathé-Marconi qu’en 1936. »

Sur un vinyle, le diamant parcourt le sillon un peu comme l’homme parcourt sa vie et puis s’arrête au bout de la piste… Abandonnons la superbe photo de couverture pour suivre Jean Salvetti, le narrateur, racontant ses souvenirs de jeunesse. Il est étudiant en philosophie et vivote grâce à un poste de surveillant dans un lycée. Un soir, en repartant, il entend le son d’un piano à l’étage et s’arrange pour faire connaissance avec la jeune femme brune qui descend les escaliers. Irène d’Aussière est professeure de piano. Ils boivent un verre, elle lui donne une adresse pour un petit boulot dans une librairie de livres rares et anciens, L’Incunable. Les études de philosophie constituent un bon élément pour obtenir le poste sans qu’il se doute que sa pratique de la boxe et son physique robuste sont des atouts essentiels pour les à-cotés de ce travail occasionnel. Hervé Lemaire, le responsable de L’Incunable est en lien avec Irène et son protecteur-amant Paul de Wild, pour des activités opaques autour de ventes de voitures de collection.

C’est un récit inclassable comme j’aime, tout en mystère, roman noir sans crime, sans effraction, batte de baseball et pistolet, malgré tout, en cas de besoin. Jean accepte sans broncher le jeu de Paul de Wild afin de rester au contact d’Irène pour enfin savoir s’il joue le rôle principal ou un rôle secondaire dans le cœur de la belle mystérieuse. Il devient vite une sorte de garde du corps de Paul, gentleman-garagiste énigmatique et fascinant.

« De près, il ressemblait à son frère, plus grand peut-être ; une barbe de plusieurs jours lui donnait un air patibulaire. Il s’essuya les mains sur son pantalon tâché de cambouis, avant de tendre sa dextre à Paul, qui la serra d’un air distant ; l’autre fit comme s’il n’avait rien remarqué. Avec un geste du pouce, Paul me présenta. – Jean, mon comptable. C’était bien la première fois que Paul me désignait de la sorte. Moi qui aurait été bien incapable de rédiger une note de frais. Mes spécialités, c’était la philo et la boxe. Il n’était pas difficile de deviner laquelle des deux m’avait valu d’être là ce soir… »

Plus tard Jean devient propriétaire de la librairie, transformant L’Incunable en Discophile pour vendre des vinyles et l’évocation de ses souvenirs passe par de nombreux enregistrements et anecdotes. Le livre tient autant par le récit que par sa bande son, comme dans le film « Ascenseur pour l’échafaud » où récit et musique de Miles Davis forment un alliage singulier – Pierre Montbrand est un passionné de cinéma qui s’est inspiré d’un film d’Ingmar Bergman pour son premier roman « Murmure ». Le classique tient le haut de l’affiche (Chopin, Debussy, Fauré, Schubert, Schumann…) auquel s’ajoutent quelques plages de jazz (Erroll Garner) et de variété (Léonard Cohen), superbe choix où on croise des enregistrements de collection avec explications passionnantes sur les compositeurs, interprètes, chefs d’orchestre…

La vie passe, la roue tourne, ici elle tourne au rythme des Teppaz – inventeur dans les années 1930 du tourne-disques avec haut-parleur dans le couvercle – et de vinyles beaucoup plus poétiques que les CD et autres écoutes sur les plateformes. 33 petits tours… et puis les personnages disparaissent… ainsi est faite la vie semble dire petit Jean (Irène le nomme ainsi affectueusement) face au mystère dont il ne reste que des hypothèses, des récits construits sur les souvenirs et les recherches plus ou moins fructueuses.

Toute musique est recherche d’émotions et toute musique qui la procure est bienvenue. Pour moi qui écoute principalement du jazz, c’est un livre qui m’a donné une envie irrépressible de classique. Une envie que je ressens profondément quand arrive la saison froide, une période propice à la rêverie, au ralentissement après les exubérances estivales, aux émotions laissant une place aux fantômes du passé et qui, dans le même temps, préparent un nouveau cycle de vie. Le roman est publié au bon moment. J’ai ressenti le besoin d’approfondir et prolonger « 33 petits tours… », afin qu’ils ne s’en aillent pas trop vite, en écoutant quelques plages des artistes mentionnés, chose facile avec internet. En voici quelques exemples :


« Jardins sous la pluie » de Claude Debussy, Marguerite Long, 1929.

« Un autre disque de l’album comporte des estampes pour piano de Debussy interprétés par Marguerite Long, en 1929, une dizaine d’années à peine après la mort du compositeur. Le bruit de surface couvre par moment les aigus de l’instrument, mais cela ne fait que renforcer la brume qui baigne ces Jardins sous la pluie, et à l’écoute, l’envie vous prendrait presque de remonter le col de votre veste pour vous abriter des gouttes. » page 22


« Famous blue rain coat », Léonard Cohen, 1971.

« A l’époque je ne connaissais pas Famous blue rain coat, la chanson de Léonard Cohen. Ce n’est que plus tard que j’ai compris que les paroles, une lettre en fait, évoquaient une sorte de ménage à trois. Peut-être ne l’avait-elle pas choisie au hasard. » page 101

Le style et le thème du vinyle, éloignant de la fiction pour mieux y revenir après quelques paragraphes, renvoient à la figure du cercle, en rapport, peut-être, à la carrière scientifique de Pierre Montbrand, mathématicien de formation et rédacteur en chef d’un magazine scientifique. C’est le second roman de cet auteur qui a aussi publié un recueil de nouvelles ainsi que des nouvelles en revues et ouvrages collectifs.

Voici un livre surprenant, attachant, osé, réussi. Un livre qui m’a enchanté par sa couleur nostalgique et son style tout à fait musical, en accord avec les explications du propriétaire du Discophile. Retour heureux sur une époque de petites boutiques, de récits policiers à l’ancienne, de femmes fatales magnétiques, de montages crapuleux obscurs – sans flot d’hémoglobine – avec Renault 16 et fumée de cigarette s’échappant par la vitre du conducteur et, bien sûr, avec une jaguar fonçant un jour de pluie, l’Art au dessus de tout ça… Équilibre subtil entre la fiction et l’essai bien illustré autour de l’histoire du microsillon. L’action nous entraîne dans les quartiers et alentours de Lyon, dans le Jura, en Suisse et en Italie… Ce court et dense roman, découvert en avant première grâce à la sympathique proposition d’envoi de l’auteur, est à déguster sans modération. J’avais accepté rapidement, fasciné par la magnifique composition de la photo de couverture, reflet d’un contenu qui vaut d’être parcouru avec gourmandise. Ce livre là, pas sûr que je le prête de sitôt ! Si vous en faites l’acquisition, ce que je conseille, il pourrait bien être en bonne place dans votre bibliothèque…

Autres citations :

« Pas de clients ce matin ; par la vitrine je vois des gens pressés, en retard peut-être, qui se hâtent vers un rendez-vous, ou simplement vers leur travail. Je me prépare un café dans l’arrière-boutique, puis retourne à mon bureau. J’ouvre le coffret, prends un disque au hasard, la face 7, et allume l’ampli Supertone. Derrière les aigus de Rita, il me semble entendre la voix plus grave d’Irène ; le pianiste, Ernst Glutengaum, s’efface au profit de mon amie. Une gorgée de café, trop fort ; je m’imagine qu’elle ne va pas tarder à me rejoindre. Maintenant, une jeune femme brune joue sur le Gaveau, et je me tiens debout, juste derrière elle. » page 23


« Rita Streich chante Nähe des Geliebten » de Franz Schubert, 1960 (A défaut de trouver la version de 1959 du roman).

« Quelle drôle de carrière que celle de Germaine Thyssen ! Elle avait été une enfant prodige. A huit ans, elle interprétait le Concerto pour piano numéro 23 de Mozart ; à treize, elle était entrée au Conservatoire de Paris, et, à dix-huit ans, elle avait obtenu le premier prix, devenant soliste aux Concerts Colonne… Mais voilà, elle deviendra par la suite « Madame Valentin », mère de cinq enfants, et elle arrêtera sa carrière en 1924. Ce n’est que vingt-cinq ans plus tard qu’elle rejouera sur scène, interprétant le même concerto avec lequel elle avait débuté à huit ans, ce qui aurait pu décourager tout autre qu’elle. Elle se produira ensuite dans le monde entier et au Festival de Salzbourg. » p 110


Germaine Thyssens joue au piano le Nocturne No. 4″ de Gabriel Fauré, 1956.

Notes avis Bibliofeel, octobre 2025, Pierre Montbrand, 33 petits tours et puis s’en vont

7 commentaires sur “Pierre MONTBRAND, 33 petits tours et puis s’en vont

  1. Comme il est agréable de vous suivre dans la découverte de cette oeuvre qui vaut bien plus par le bain de culture que par le récit de cette séduction au sein d’un trouple.
    J’ai été saisie par l’adéquation entre le texte et l’écoute de cet extrait de Debussy…
    Les romans comme celui-ci devraient être vendus avec les airs qui l’ont inspiré. Il faudrait inventer un objet livre nouveau combinant texte écrit et écoutes de puces comme pour les livres pour tout petits ( mais pas un livre audio car ce genre m’endort alors que dans votre article je perçois la beauté du texte et votre plaisir de lecteur).
    Merci pour cet article! Si j’avais un livre à m’acheter ( et je vais y réfléchir pour un cadeau de Noël), je suivrais vos pas alors que les personnages de la séductrice et de son protecteur ne m’inspirent pas du tout; c’est glauque.
    Le Teppaz me rappelle celui qui a accompagné ma vie avant de disparaitre dans l’oubli.
    Tout ceci est nostalgique, culturel et… Marquant grâce à vous.

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    1. Ah, dommage si j’ai pu donner cette impression. Cette jeune femme est plutôt sympathique dans le roman. Mystérieuse, évanescente, elle me semble une sorte de muse dans ce que vous nommez si bien un bain de culture. Merci pour ce long commentaire et bonne journée à vous !

      Aimé par 1 personne

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