Chimamanda NGOZI ADICHIE, Americanah

Traduit de l’anglais (Nigeria) par Anne Damour

Paru en format poche, éditions folio en mars 2016 (publié aux États-Unis en 2013)

688 pages

« C’était un dimanche matin, et Tante Uju téléphona, elle était nerveuse, tendue. « Regarde-moi ce garçon ! Viens voir ce qu’il veut se mettre sur le dos pour aller à l’église. Il refuse ce que je lui ait préparé. Tu sais que s’il ne s’habille pas correctement, ils trouveront à redire sur nous. Si eux sont mal fagotés, ce n’est pas un problème, mais pour nous, c’est différent. Je lui ai dit de mettre la pédale douce. L’autre jour, ils ont raconté qu’il parlait en classe et il a répondu qu’il parlait parce qu’il avait fini ses devoirs. Il faut qu’il se calme, parce qu’on le trouvera toujours différent, mais il ne comprend pas ça. S’il te plaît, parle à ton cousin ! » »

Ce célèbre roman avait tout pour me plaire et pourtant je ne le découvre que maintenant, longtemps après sa sortie. Formidable histoire d’amour, témoignage fictionnel singulier de la situation des femmes aux États-Unis et du parcours de l’autrice, elle-même exilée avant de partager sa vie entre Lagos et New-York. Chimamanda Adichie est aussi une « Americanah », comme on surnomme les nigérians qui ont tenté l’aventure dans le pays de l’oncle Sam avant de revenir au Nigéria.

Princeton en été, Ifemelu se prépare à retourner au Nigeria après un long séjour aux États-Unis où elle a terminé ses études, a vécu en couple avec un riche blanc nommé Curt, puis a connu Blaine, un noir américain professeur à l’Université de Yale. Treize longues années pour une difficile intégration, à se sentir loin de son pays et à penser à Obinze (surnommé Le Zed). Obinze et Ifemelu se sont rencontrés pendant les années lycée. Ils avaient 19 ans quand ils se sont éloignés l’un de l’autre, Ifemelu s’expatriant aux USA pour obtenir un diplôme en communication ; lui parti en Angleterre sera renvoyé brutalement dans son pays d’origine faute d’obtenir des papiers. Mais l’histoire d’amour de ces deux là n’est pas finie…

« Ifemelu ne sut jamais quand c’était arrivé mais, pendant que Kayode parlait, quelque chose d’étrange se produisit en elle. Une impatience, une sensation naissante. L’impression soudaine qu’elle avait envie de respirer le même air qu’Obinze. Elle se sentit, en même temps, brusquement consciente du moment présent, de l’instant. »

J’ai aimé le long passage où Ifemelu se fait faire des tresses dans un salon de coiffure africain « modèle de laisser-aller ». Car l’autrice ne fait aucun cadeau à ses frères et sœurs d’exil, observant avec amusement leurs travers – la fraude 419 par exemple, également appelée attaque nigériane, une escroquerie sur internet. Il me semble que c’est le seul passage où des femmes africaines de condition modeste se retrouvent et échangent. Marianna, Aisha, Halima coiffent les clientes au son « réglé un peu trop fort » d’un film nigérian. D’emblée on perçoit la précision des portraits, le regard bienveillant sur le rêve des autres, reflet de ses rêves personnels. Pour les hommes rencontrés au fil des pages, Obinze à part…, les rêves sont autres et tournent souvent autour de l’argent, des affaires, des belles voitures et des femmes. A part le salon de nattage, on évolue dans une classe sociale aisée qu’Ifemelu se plaît à dépeindre, procédé utile pour observer d’égal à égal les classes moyennes américaines. Les exilés sont ici des gens éduqués, qui s’intègrent plutôt bien.

Beaucoup de pages en prise avec la vie comme elle va, les dialogues retranscrits tels quels, c’est un livre qui se lit vite, constitué de nuages de paroles comme en recueillerait un journaliste en reportage. Ifemelu est une femme libre qui s’exprime sur la vraie vie de femmes prises dans des normes oppressives. La conceptualisation théorique émerge de ces observations quotidiennes avec des pages du blog tenu par la jeune femme – intitulé Raceteenth : Observations diverses sur les Noirs américains (ceux qu’on appelait jadis les nègres) par une Noire non-américaine, terminant les chapitres du milieu du roman. Son blog devient une source de revenu non négligeable – surprenant alors qu’il n’est pas question de marques, de sponsors – les articles très centrés sur la communauté exilée, les femmes surtout… Le récit navigue autour de multiples personnages (J’ai particulièrement aimé suivre la relation d’Ifemelu avec sa Tante Uju et son fils Dike). Parfaitement maîtrisé, il tient en haleine au gré des allers-retours dans le temps. Difficile d’abandonner, ce serait ne pas savoir comment tout cela finira. Mention particulière pour les débuts et fins de chapitres, soignés et assurant le rythme.

La joie est de mise pour Ifemelu et Blaine lors de l’élection de Barack Obama, premier président noir des États-Unis. On est dans les années 2000-2010. Lire ce livre maintenant c’est mesurer précisément l’échec des espoirs placés dans la présidence Obama et la progression un peu partout des extrêmes réactionnaires s’en prenant aux féministes, défiant l’intelligence à coups d’anathèmes, comme « wokisme », concept disqualifiant sans nécessité d’argument, imposé dans une logique Orwellienne pour réduire le champ de la pensée, délégitimer ce que la raison et la science ont construits au fil du temps. Ce roman là – et la littérature en général – permet de s’ouvrir aux autres, quelle que soit la couleur de peau, la religion, les opinions. Sans Americanah que pourrions nous savoir des sentiments d’exilés nigérians aux États-Unis, qui sont transposables à bien d’autres exilés ? La vérité est là dans la fiction, une richesse, une résistance indispensable pour contrer la tyrannie. L’étiquette féministe a pu être bénéfique, elle est maintenant une arme placée dans le dos de ceux cherchant la vérité, un critère permettant de cibler les auteurs et interdire leurs livres.

Je termine ce roman fleuve, partiellement autobiographique – traduit dans 55 langues – impressionné par cette conteuse intarissable qu’est Chimamanda Ngozi Adichie. Sorte de photo d’une époque si proche et si lointaine : que le monde à changé en une douzaine d’années ! Chimamanda n’en a pas fini avec ses rêves de liberté, elle qui vient de sortir cette année L’inventaire des rêves. Décidément il faut bien plus d’un mot pour qualifier ses romans – et toute cette littérature si précieuse, à la fois courageuse, joyeuse, distrayante, diverse, libre, surprenante, accessible, résistante, sincère, ouverte, déroutante, rebelle, responsable, insolente, lumineuse, complexe… Quel terme ajouteriez-vous ou retrancheriez-vous ?

Autres citations :

« Ifemelu les regardait, toutes les deux si semblables en apparence, et toutes les deux malheureuses. Mais la détresse de Kimberly était intérieure, inavouée, masquée par son désir que les choses soient comme elles devaient être, atténuées par l’espoir : elle croyait dans le bonheur des autres car cela signifiait qu’elle aussi pourrait un jour l’atteindre. La détresse de Laura était différente : aigrie, elle souhaitait que tout le monde autour d’elle soit malheureux parce qu’elle s’était convaincue qu’elle le serait toujours.»

« Je suis républicaine, toute notre famille l’est. Nous sommes contre l’aide sociale mais nous avons soutenu les mouvements en faveur des droits civiques. Je veux juste que vous sachiez quel genre de républicains nous sommes », avait-elle dit à Ifemelu à leur première rencontre, comme s’il s’agissait de quelque chose d’essentiel à régler une fois pour toutes. « Et voudriez-vous savoir quel genre de républicaine je suis ? » avait demandé Ifemelu. La mère de Curt avait d’abord eu l’air surpris, puis son visage s’était éclairé d’un sourire hésitant. « Vous êtes drôle », avait-elle dit. »

Notes avis Bibliofeel, novembre 2025, Chimamanda Ngozi Adichie, Americanah

11 commentaires sur “Chimamanda NGOZI ADICHIE, Americanah

  1. Oui, Chimamanda est une formidable écrivaine ! J’ai été enthousiasmée par la lecture d’Amercanah, le premier roman d’elle, que j’ai lu. J’ai aussi adoré le passage dans le salon de coiffure camerounais, si ma mémoire est bonne. Tout est toujours si juste, si sincère, si authentique dans ses romans ! J’ai été un peu déçue par son dernier roman L’inventaire des rêves, trop long (article WordPress). Mais malgré tout, tout y est juste. Je vois la différence avec d’autres auteurs contemporains où les personnages sont stéréotypés, sans surprise…
    J’adore aussi L’hibiscus pourpre, peut-être mon préféré et j’ai également été bluffée par la puissance narrative de L’autre côté du soleil. Merci pour ce très bel article où vous trouvez les mots pour parler de cette grande écrivaine !

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    1. Trouver les mots n’a pas été facile avec une cette magicienne de littérature ! Merci à vous de me dire que j’ai réussi à exprimer mon ressenti. Je retiens la suggestion pour « L’hibiscus pourpre » et pour « De l’autre côté du soleil », moins tenté par son dernier livre…

      J’aime

  2. J’ai adoré ce livre ! De souvenir, le ton est un peu plus léger que « l’hibiscus pourpre » qui traite de sujets dramatiques… Non pas que le racisme soit une cause à prendre à la légère. J’aime beaucoup comment elle exprime cette prise de conscience dans son livre. C’est une auteure lumineuse ! Je compte lire en décembre « L’autre côté du soleil » dont plusieurs lecteurs me recommande de lire.

    Amitiés,
    Stéphane KABAMBA
    http://www.monmoiversifie.wordpress.com

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