Louis GUILLOUX, Le Sang noir

Éditions Gallimard, collection Folio

Première date de parution : 1935

Date de l’actuelle édition : octobre 1980

634 pages

Voici un livre qui s’est imposé à moi après avoir vu le dernier long métrage de Chad Chenouga : Le Principal. Roschdy Zem incarne à la perfection un principal adjoint de collège se préparant à succéder à sa supérieure qui va prendre sa retraite (étonnant duo Roschdy Zem – Yolande Moreau, fonctionnant à plein). Après la projection, pour cette avant première, a eu lieu une rencontre avec le réalisateur. Il y fut aussi question de littérature puisque dans le film, la principale est une lectrice passionnée, approvisionnant son adjoint en romans. Deux livres ont été cités : « Seventies » de Kenzaburo Oé et « Le Sang noir » de Louis Guilloux. Quelques mains se sont levées quand le réalisateur a demandé qui avait lu le récit de Louis Guilloux. Quant à moi, je n’avais même pas entendu parler de cet auteur… J’ai voulu réparer cela en le lisant dans la foulée. Bien m’en a pris, l’œuvre est riche !

Le Sang noir est un titre fort. Vingt-quatre heure d’une ville de province, certainement Saint-Brieuc qu’il ne nomme pas, la ville de l’auteur… Beaucoup de personnages sont des professeurs, des notables de la ville et des militaires. On est en pleine guerre 14-18, en pleine hécatombe, mot d’origine grecque désignant alors le sacrifice de cent bœufs… Là ce sont les jeunes hommes qui meurent par centaines au combat ou encore fusillés pour l’exemple lors des mutineries. Mais pas de scène de guerre ici. On part au front, on reçoit des lettres informant que tel ou tel est mort. Il s’agit d’un grand roman sur le sujet de la bassesse humaine, celle des patriotes exaltés de l’arrière, sans théoriser, en montrant des situations, en rapportant des dialogues marquants, ce qui m’a fait penser à du théâtre, façon comédie humaine.

M. Merlin dit Cripure est un savant, professeur de philosophie, un observateur de la vie sociale, désabusé et amer, constatant que tout se désagrège et qu’il a raté sa vie. Cripure vit avec le souvenir d’Antoinette qu’il a aimée et a été marié avant qu’elle ne le trahisse pour un beau capitaine. Il vit maintenant avec Maïa, une femme vulgaire, ancienne prostituée, une goton comme il l’appelle. Les mots vieillis et expressions anciennes sont nombreuses donnant une couleur d’époque.

Il a été surnommé Cripure par des élèves (qu’il traite de Salauds de potaches, eux qui sont ses bourreaux). Il leur parle souvent de la Critique de la Raison pure d’Emmanuel Kant, que certains ont transformé en Cripure de la Raison tique d’où Cripure. C’est un homme à part, original sous tous les aspects, aussi génial que dingo, portant un regard acide sur le monde qui l’entoure, surtout sur cette guerre si coûteuse en vies. Ce n’est pas pour rien que Kant, l’auteur de Projet de paix perpétuelle, est convoqué à travers ce surnom ! Gogol, Ubu aussi sont cités ainsi que Spinoza évoqué de manière ignoble par Nabucet – servile collègue de Cripure –, s’adressant à Georges, jeune mutilé n’ayant pas très bon moral, mais capable malgré tout d’une réplique bien envoyée :

« – Un grand philosophe – M. Merlin doit le connaître – un grand philosophe a dit que toute tristesse est une diminution de soi-même. Eh bien, jeune homme, il ne faut pas…

Deux jambes en moins, c’est aussi une diminution. 

Il raisonne ! s’écria Nabucet. Il tient tête, voyez-vous. Quel gaillard, fit-il, en éclatant d’un rire mou et blèche, comme si tout cela n’avait été qu’une bonne plaisanterie. »

Au fil des pages, d’une noirceur évoquant Dostoïevski, pointe, quand tout menace de s’effondrer, un peu d’amour entre Cripure et Maïa, comme une vertu ultime et salvatrice s’il n’était trop tard. Louis Guilloux va chercher profondément les racines du mal en créant ce personnage de Cripure, dont les idées et le mode de vie, trop en décalage avec la guerre qui fait rage et l’hypocrisie ambiante, provoquent incompréhension, méfiance, rejet et même tentative d’élimination physique.

Le style et la construction narrative rappellent les feuilletons en vogue à l’époque comme l’a repris avec bonheur Pierre Lemaître. Il laisse parler ses personnages et à travers leurs paroles on découvre ce qu’ils sont. Maïa, illettrée, est la compagne malheureuse d’un intellectuel brisé, elle parle l’argot direct et imagé du peuple, sans calcul, en toute sincérité. Les professeurs et les notables s’expriment avec détours, cherchant à tirer leur épingle du jeu. Heureusement dans ce roman excessivement sombre, l’ironie mordante amène de temps à autre au rire salvateur. Le chapitre où Mme de Villaplane, noble déchue, accueille un nouveau locataire, Otto Kaminsky, dont elle tombe éperdument amoureuse, est vraiment très drôle et exprime tout le talent de conteur de l’auteur.

Louix Guilloux est né en 1899. Il meurt en 1980. Pour écrire Le Sang noir, il s’est inspiré d’un de ses professeurs, Georges Palante. A l’instar d’Annie Ernaux, il est fils de commerçant : son père était cordonnier et sa mère modiste, il a l’expérience d’une certaine pauvreté et de la difficulté de s’élever socialement. Humaniste actif, il sera secrétaire du premier Congrès mondial des écrivains antifascistes et responsable du Secours populaire français. Il a été très ami avec Albert Camus qu’il a même conseillé pour écrire La Peste – attesté dans leur correspondance… Louis Aragon, a la sortie du roman, a dit tout le bien qu’il en pensait : « J’affirme que Cripure est nécessaire à la pleine compréhension de l’homme de ce temps-ci comme Don Quichotte à celui de jadis. » Aucun doute pour moi, on est en présence d’un grand classique qu’il est passionnant de lire ou relire. Merci à Roschdy Zem, à Yolande Moreau et à Chad Chenouga à qui je dois cette lecture. Je parlerai bientôt de Kenzaburo Oé également évoqué dans Le principal

Notes avis Bibliofeel, juin 2023, Louis Guilloux, Le Sang noir

Autres citations :

« Vraiment, il était trop rare qu’on eut l’occasion de dire ainsi ; « Mon Général ! » Il avançait, tournait et virait, comme un maître de danse, marchant tantôt à reculons, tantôt de côté, tantôt s’inclinant profondément devant le trio de militaires, toujours souriant et fleuri. Ah ! Mon Général, donnez-moi une botte à lécher, rien qu’une ! Et si par bonheur il vous en restait une vieille dont vous ne vous serviriez plus, mon Général, faites-moi la grâce de me l’offrir, je l’emporterai chez moi, je lécherai à domicile… »

« Comme ils avaient l’air peu guerriers, cependant, peu faits pour la mort. Comme ils paraissaient peu se douter de la mort ! Presque tous les visages de ces jeunes gens, même les plus virils, exprimaient une confiance, une crédulité d’enfant, une ignorance pathétique du mensonge. »

« La pensée n’était pas et ne pouvait pas être le privilège de quelques-uns seulement, ou, si elle l’était, que valait-elle, cette pensée qui s’employait à justifier le mépris de la vie ? A justifier la honte imposée aux hommes – à des hommes ? Bon gré, mal gré, il faudrait sortir de cette barbarie, donner à la vie toute sa valeur. »

17 commentaires sur “Louis GUILLOUX, Le Sang noir

    1. Voilà qui est bien dit ! Tout à fait d’accord avec les adjectifs que tu as choisis. L’écriture est telle que j’avais l’impression de voir les lieux et les personnages, ce qui est parfait pour ton blog associant littérature et peintures. Je vais tenter de retrouver ces pages sur ton blog. Merci pour ton retour !

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  1. Bonjour Alain. Ce que tu dis de Louis Guilloux me plaît beaucoup. Je ne le connaissais pas mais c’est tentant ! Ce côté amer et grinçant me fait penser à Marcel Aymé (dans Uranus par exemple). Merci de cette présentation ! Bonne journée

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    1. Bonsoir Marie-Anne. Je n’ai pas lu Uranus et connais mal Marcel Aymé mais ce que tu en dis permet d’évoquer une certaine proximité au niveau des thèmes. Il me semble que le contexte est malgré tout assez différent entre la première guerre mondiale, avec Louis Guilloux menant une charge féroce contre la bourgeoisie, et la seconde guerre mondiale de lutte contre le nazisme, cadre du récit de Marcel Aymé. Et Le sang noir n’est pas amer et grinçant mais un cri noir de colère et de désespoir… Il parait que de là peuvent naître les utopies. Là, pour le moment, c’est assez raté ! Il faudra que je revienne vers Marcel Aymé pour confirmer ou pas ces impressions ! Merci pour l’échange et belle soirée !

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      1. Oui, je conçois ces différences entre les deux univers. Il est vrai que la guerre de 14 a été abominable, cauchemardesque. Mais je pense que la France sous l’Occupation devait être assez désespérante aussi… Merci à toi pour cet échange, Bonne journée !

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  2. Bonjour, je ne connaissais pas cet auteur mais la façon dont tu nous présentes son livre m’attire surtout pour : «[…] il faudrait sortir de cette barbarie, donner à la vie toute sa valeur». J’espère un jour le découvrir.

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    1. Ce livre me semble vraiment trop oublié. Il est précieux par le regard différent porté sur la société telle qu’elle va, allié au talent d’un auteur admiré par les grands écrivains de son temps, passés eux à la postérité (Louis Aragon, Albert Camus, André Malraux, Romain Rolland…). J’espère que tu pourras le découvrir.

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  3. J’avais entendu il y a bien longtemps une émission où l’on parlait de lui, mais l’ai oublié entre temps. Merci pour cette belle chronique, cela donne envie de découvrir cet écrivain !

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    1. J’ai longtemps pensé que le temps faisait le ménage et conservait les œuvres méritant de passer à la postérité. Je crois maintenant que ce n’est pas aussi simple… J’espère que tu auras l’occasion de lire Louis Guilloux. Je suis ravi que ma chronique ait retenu ton attention. Merci beaucoup !

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    1. Je trouve pour ma part que les mots sont d’époque, ce qui m’a surpris et intéressé, mais l’écriture dans son ensemble est inventive et d’une liberté de ton que je cherche parfois dans les parutions récentes. Merci Alex pour cet échange montrant que nous avons, chacun, chacune, notre lecture, ce qui est bien normal, l’œuvre appartenant en premier lieu au lecteur 😊.

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  4. Tu me donnes très envie de lire « Le sang noir »de Louis Guilloux et Marie-Anne celui de lire « Uranus » de Marcel Aymé. En vous lisant, je me rends compte que ce serait très intéressant de lire les deux. Je les inscrit sur ma liste. Je ne sais pas si j’aurais le temps mais y lisant les titres, je peux y rêver et c’est déjà beaucoup!
    Bonne soirée!

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    1. Oui, ce serait très intéressant ! Cela me rappelle quand j’avais lu L’Étranger d’Albert Camus et ensuite Meursault contre enquête de Kamel Daoud, afin de faire un parallèle des deux œuvres. Des lectures et une chronique qui m’avaient captivés. J’espère voir dans quelques temps une petite étude (qui serait en accord avec le titre de ton blog, autourdunlivreoudeux, hi, hi…) rapprochant les deux romans. Bonne journée et belles lectures !

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  5. En lisant ton analyse je ne peut pas m’empêcher de penser à Vuillard (celui qui m’a amenée chez toi) J’y fais une parallèle entre leur colère, humour sarcastique ,sens aigu de l’injustice et vocabulaire riche des mots anciennes.

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    1. Oui c’est vrai même si les personnalités et le parcours est bien différent. Eric Vuillard est un intellectuel possédant de vastes connaissances, avec DEA d’histoire et civilisation sous la direction du philosophe Jacques Derrida et licences de philosophie et d’anthropologie (selon Wikipédia). Ses livres sont d’un très haut niveaux historique et philosophique avec la particularité de multiples points de vue y compris celui des peuples acteurs de l’histoire. Louis Guilloux est plus dans une œuvre témoignage de ce qu’il a vécu, au moins dans Le sang noir, sa colère touche à son expérience directe. C’est exact qu’ils savent employer un riche vocabulaire. Merci pour ce rapprochement intéressant auquel je n’avais pas pensé !

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