Fédor DOSTOÏEVSKI, L’éternel mari

Roman traduit du russe par André Markowicz

Publié en juillet 1997, Éditions Babel

Première publication en 1870 dans la revue L’Aube

262 pages

Illustration de couverture : Félix Vallotton, Mon portrait (détail), 1885. Chez cet artiste très sombre, le masque de la gravité sert de rempart à un monde intime immense qu’il projette sur ses merveilleux tableaux (plus de 1700 peintures et dessins qu’il faut prendre le temps de redécouvrir). Félix Vallotton est son propre spectateur, mélancolique et désenchanté. Je comprends pourquoi l’éditeur a choisi ce portrait pour introduire « L’éternel mari ». Il est, peut-être, à la fois Dostoïevski et son héros Veltchaninov, pris dans les filets d’un pessimisme étouffant.

Un vide grenier m’a donné l’opportunité de revenir dans les pas de Dostoïevski, dont les pages enfiévrées de Crimes et châtiments m’avaient si fortement impressionné… à défaut de me donner envie de m’intéresser ensuite à d’autres titres. Impressions mitigées sur ce livre là mais une histoire qui se lit vite, c’est déjà ça !

Fedor Dostoïevski est l’écrivain des destins tragiques. Deux personnages principaux vont s’affronter ici dans une sorte de vaudeville torturé. Veltchaninov est un homme à l’assurance mondaine, seul, vaniteux. Ayant perdu sa fortune, il est déjà usé à l’approche de la quarantaine. Il ne cesse de croiser un homme qu’il a connu mais il ne se rappelle pas où. Enfin il reconnaît le mari de Natalia Vassilievna, qui était sa maîtresse neuf ans auparavant. Il va apprendre par cet homme, venu frapper à sa porte en pleine nuit, que la femme est décédée récemment… L’épouse, le mari, l’amant… A partir de ce scénario improbable se déroule des épisodes de rapprochements entre les deux hommes, teintés d’admiration pour l’un (l’éternel mari), de mépris hautain pour l’autre (l’amant) et parsemés de haine pure entre eux deux.

Aucune possibilité d’empathie pour les personnages de ce drôle de roman. Pavel Pavlovitch, le mari, est riche, inconstant, alcoolique, veule, n’hésitant pas à sacrifier la petite Lisa (sa fille, la fille de l’amant en fait…) dans sa chute et de projeter très vite un remariage avec une jeunette. Le charabia utilisé quand Pavel Pavlovitch s’exprime est vite gênant, ce qui n’est pas imputable au traducteur, André Markowicz étant une pointure de la discipline. Pas sûr que le galimatias d’un type peu intéressant au départ et placé sous l’effet de bonnes doses d’alcool puisse faire littérature. Il y a énormément de dialogues qui, retranscrits tels quels, avec ces « n’est-ce pas » répétés, alourdissent le récit.

« – Très vite, très vite, tout de suite, en une minute ! S’agita Pavel Pavlovitch. Rien juste qu’un tout petit verre, parce que, la gorge… »

Je n’ai pas été convaincu non plus par l’image de l’éternel mari. Si j’ai bien compris cela consiste à affirmer que certains maris sont faits pour être trompés et certaines femmes à être infidèles. Il est exact que l’auteur fait porter la paternité de sa théorie au célibataire mondain Veltchaninov. L’idée permet d’introduire la vengeance sordide dont la petite Lisa sera la victime. Dostoïevski montre des personnages en perdition et qui risquent bien de rester dans cet état, les dégâts s’accumulant sur un paysage qu’ils s’acharnent à dévaster. D’ailleurs Veltchaninov voit la petite Lisa comme une enfant martyrisée, hystérique, et c’est seulement quand elle meurt qu’il éprouve une assez brève compassion, passant vite à autre chose.

Je me suis longuement interrogé pour comprendre mon manque d’intérêt, ce vide ressenti à la fin de lecture. Il me semble qu’on a une vision où l’enfer domine sans aucune espèce de consolation : pas de paradis et encore moins de purgatoire. Il me semble impossible de citer un de mes livres essentiels où il ne soit pas question à un moment ou à un autre d’amour. Peut-on considérer que son absence ici rend son besoin encore plus criant ? De tous temps on a eu besoin d’éclairer le destin tragique de l’homme, que ce soit par la religion, par la philosophie, par les vertus et surtout par l’amour – la première des vertus selon le philosophe Vladimir Jankelevitch. Cynthia Fleury, dans « Un été avec Jankélévitch », lu en parallèle par un heureux hasard, le dit avec clarté :

« Chez Jankélévitch, l’amour n’est nullement qu’un sentiment, c’est l’autre nom de la morale. La vertu suprême, qui permet précisément aux-dites vertus de ne pas se croire vertueuses, de ne pas sombrer dans la vanité, mais de rester aimantes. A quoi bon une vertu qui nous pousserait à détester soi et l’autre ? »

Veltchaninov est « … un homme fatigué et pas tout à fait moral… »…« Certes, la vanité jouait là un grand rôle ; soupçonneux et vaniteux comme il était, il ne pouvait plus entretenir ces relations anciennes. » S’il a été lié avec la femme de Pavel Pavlovitch, cette mystérieuse Natalia Vassilievna dont on ne saura pratiquement rien, il s’agit d’une relation ancienne dont il a honte, une passion stupide comme il la décrit. « C’est une de ces femmes, se disait-il, qui sont comme nées pour être des épouses infidèles. »

Pavel Pavlovitch est un crétin irrécupérable. Veltchaninov plus subtil cherche encore… un peu. Jusqu’à la dernière page, les deux comparses s’agitent ou regrettent leurs actions, maudissent leurs vies mais sont incapables de modifier le cours des choses qui n’est qu’une longue dérive.

Un moment assez long va s’écouler avant que je reprenne un roman de cet auteur qui ne me correspond certainement pas. Heureusement il y a quantité de livres passionnants à se procurer en cette rentrée littéraire.

Avez-vous lu, aimé peut-être, ce roman de Dostoïevski ?

Notes avis Bibliofeel septembre 2023, Fédor Dostoïevski, L’éternel mari

18 commentaires sur “Fédor DOSTOÏEVSKI, L’éternel mari

  1. « il me semble impossible de citer un de mes… essentiels où il ne soit pas question à un moment ou à un autre d’amour » voilà! C’est exactement ce que je peux dire de mes séries télévisées coréennes préférées. Sur Dostoïevski, je peux dire que je fus, moi aussi, peu convaincue par ce roman, autrefois, quand j’ai eu ma période d’intérêt pour la littérature classique russe… Votre article me rappelle qu’on ne retire parfois d’une lecture que la satisfaction d’avoir lu du classique ou du connu ( ou ce que d’autres estiment essentiel) pour se sentir capable d’en discuter en société. Tout de même : combien nombreuses sont les oeuvres dont nous aurions économisé la lecture si nous avions su, avant de leur consacrer du temps, qu’elles ne nous satisferaient pas !

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    1. Merci pour ce long retour tout à fait intéressant. Je ne regrette pas totalement d’avoir consacré du temps à cette lecture car elle m’a permis de réfléchir à ce qui alimente ma passion de littérature. Mais je ne vais pas renouveler l’expérience trop souvent !

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  2. Non je ne l’ai pas lu. Dans L’Idiot, les dialogues entre les personnages constituent aussi l’essentiel du roman. Mais, les personnages ont une cohérence psychologique et la fin du roman est extraordinaire. Même si le caractère complètement excessif de certains personnages échappe à une analyse psychologique classique.

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    1. J’aime beaucoup cette phrase : « caractère excessif échappant à une analyse psychologique classique ». Cela résume bien l’auteur qui nous place dans la pensée de personnages ayant leur propre cohérence psychologique. Habituellement je lit pour classer mes idées. Là c’est un peu le chamboule-tout. Je trouve cela très déstabilisant s’il n’y a pas un seul personnage pour rétablir un certain esprit rationnel… Peut-être lirais-je L’idiot car cet auteur me repousse autant qu’il m’attire. Réfléchir, c’est peut-être cela, accepter d’être déstabilisé afin de reclasser ses idées d’une nouvelle manière ensuite ?

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    1. Chance ou pas on ne sait qu’après ! Pour le moment c’est mitigé pour moi avec Crimes et châtiment et L’éternel mari. On me recommande L’idiot ou Les pauvres gens que je liraient peut-être… Mais rien n’est obligatoire même pas les classiques. Le plaisir de lecture avant tout !

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  3. Bonjour. Je n’ai pas lu « L’éternel mari » mais j’ai adoré tous les livres de Dostoievski que j’ai lus jusqu’à présent – sauf peut être « L’idiot » qui m’avait perdue en cours de route à cause de la profusion de personnages. Mais j’ai aimé « Les Possédés », « Les frères Karamazov », « Les nuits blanches », « Les Carnets du sous sol » et d’autres dont les titres m’échappent… Je suis une fan 🙂 Un écrivain qui s’est beaucoup penché sur la question du Mal ! Bon dimanche à toi!

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  4. « L’Éternel mari » m’a énormément plu. Je l’ai lu dans la traduction de Boris de Shoelzer, chez Gallimard. Depuis un bon moment, je fuis les traductions de Markowicz, que je n’aimais déjà pas beaucoup, mais en me taisant, car le monde littéraire lui voue une admiration sans borne. Les innombrables ruptures de syntaxe, le langage oral permanent, rendent la lecture très difficile. Plus récemment, j’ai discuté avec des spécialistes de littérature russe, et ils considéraient unanimement les traductions de Markowicz comme affreuses. Ces ruptures, ce langage oral, sont en bonne partie ajoutés par le traducteur ; ses traductions ne sont pas du tout considérées comme les plus proches de l’original. Comme il fait systématiquement des préfaces où il se met en scène, généralement en insultant vertement les traducteurs précédents, cela a incité beaucoup de gens à lui faire confiance. Ce n’est plus mon cas et, pour avoir essayé « L’Idiot » et « Crime et châtiment » dans plusieurs traductions, je dois dire que mon avis (de non-russophone, donc), c’est que les siennes sont les moins agréables à lire.

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    1. Merci pour ce long commentaire. Effectivement je n’ai entendu que des louanges concernant les traductions de Markowicz… Et comme il est compliqué de lire plusieurs traductions d’une oeuvre, j’avais tendance à penser que c’était chose quasi certaine. Votre retour est intéressant à plus d’un titre car il démontre qu’il suffit de répéter inlassablement un argument, de s’arranger pour ne pas avoir trop de contradicteurs…. Et le tour est joué. Il est certain que vos arguments sur le style de la traduction correspondent à ce qui m’a gêné !

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