SŌSEKI, Oreiller d’herbe ou le voyage poétique

Éditions Picquier poche, publié en avril 2018

Traduit du japonais par Élisabeth Suetsugu

Édition originale : 1906

272 pages

« Vous voyez, Gen, mes yeux ont gardé l’image de la mariée quand elle a quitté la maison paternelle. Les motifs qui ornaient le bas de sa magnifique robe aux manches flottantes, ses cheveux coiffés dans le style Shimada, superbe sur son cheval. […] quand le cheval s’est trouvé juste sous ce cerisier, des pétales sont tombés, parsemant de blanc son beau chignon. »

Longtemps j’ai repoussé la rencontre avec Sôseki. Je le pensais difficile à aborder. C’était une erreur qui heureusement est réparée aujourd’hui. Ce livre devient un des indispensables de ma bibliothèque.

En montagne au printemps, Kanô Mitsumasa

UN CLASSIQUE ÉBLOUISSANT : Oreiller d’herbe, je ne connais pas un plus beau titre que celui-ci… Dormir dans l’herbe des champs de façon confortable, sur un oreiller au moelleux et à la douceur des herbes odorantes de la nature ! Peintre et poète à la recherche de l’impassibilité, sans la foule de sentiments qui électrise notre rapport au monde, le héros part sur un chemin de montagne vers la station thermale de Nakoi. La balade n’est pas de tout repos, la rêverie de l’artiste dissoute dans une fine pluie qui le laisse trempé jusqu’aux os. Suivent quelques tableaux envoûtants de rencontres en chemin puis à une maison de thé pour se réchauffer un peu. Arrivé à l’auberge le héros côtoie Nami, une bien étrange jeune femme, tout à la fois fuyante et désinhibée. Il écrit des haïkus, s’aperçoit qu’elle lit son cahier en cachette, déposant même des haïkus en réponse. Ils conversent par la suite, en se jaugeant mutuellement, dans une relation poétique.

« Ombre de fleur
Ombre de femme
Ne font qu’une »
Réponse : 
« Sur le pont un prince
Se métamorphose
Femme de la lune vague »
 » – Que fait la jeune dame dans la journée ?
– De la couture…
– Et encore ?
– Elle joue du shamisen. »
Shamisen, titre extrait du deuxième album de l’actrice et chanteuse Isabelle Adjani, 2023.
En montagne au printemps, Haruki Ichirô

MARIVAUDAGE ARTISTIQUE ou rencontre avec la femme qu’on lui a présentée auparavant, à la maison de thé, comme dérangée, affectée par une séparation brutale ? Tout lui inspire des pensées sur la peinture alors qu’il ne peint jamais. Jeux d’ombres et de lumières à la faveur des shôjis, ces panneaux de bois délimitant l’espace dans les maisons japonaises, propices aux visions, au mystère des allées et venues nocturnes.

Le texte regorge de scènes savoureuses et j’aime particulièrement celle chez le coiffeur.

« Quant à la façon de manier le rasoir, elle ne répond en rien aux exigences de la civilisation. Quant la lame passe sur mes joues, j’entends un épouvantable crissement. Qu’il tire sur la peau et mon artère palpite de frayeur. Autour du menton, le tranchant grince en écho à mon propre éclat, avec un bruit inquiétant comme le craquement de petites aiguilles de glace sous le pied. Et avec cela, plein de confiance en soi, persuadé d’être le meilleur coiffeur du Japon. »

En montagne au printemps, Haruki Ichirô

VOYAGE D’OBSERVATION, VOYAGE POÉTIQUE à écouter chanter l’alouette et le rossignol, au tableau des cerisiers en fleurs et des fleurs de camélias tombant dans l’étang. Regard critique sur une cérémonie du thé « …où règne la prétention et la mesquinerie » mais aussi sur le train qui transporte avec fracas et violence des foules d’individus et de marchandises (les trains circulent depuis peu à Tokyo lorsque Sôseki écrit Oreiller d’herbe…). L’auteur observe avec attention la liberté individuelle à laquelle chacun aspire et l’ordre collectif. Il cherche à se détacher du monde pour ne pas souffrir et créer en tant qu’artiste. Pourtant c’est quand il capte le regard de Nami s’éclairant d’humanité, lors de la scène du train lorsque Kyuchi (neveu du supérieur du temple) part à la guerre, qu’il a enfin envie de faire son portrait.

L’ARTISTE EN PRISE AVEC LA RÉALITÉ DE SON ÉPOQUE. La scène du train est prémonitoire* d’un modernisme devenu fuite incontrôlée avec la marchandisation empruntant un siècle plus tard des voies autrement plus rapides et violentes, ce en quoi le récit de Sôseki est pleinement de notre temps, encore aujourd’hui. L’impassibilité se transforme alors en révolte. L’une et son contraire, comme la mort fait écho à la vie.

« Chaque fois que je vois un train emporter des individus comme des marchandises, cette machine qui roule avec une violence aveugle, et les gens enfermés dans leur boîte en fer, au mépris de la personnalité des individus… Danger, danger ! Il me semble dangereux de ne pas s’en préoccuper. La civilisation actuelle regorge de ces dangers, là, sous notre nez. Ce train fonçant aveuglément droit devant lui dans le tunnel de l’avenir est l’emblème du danger que nous courons. »

En montagne au printemps, Kanô Mitsumasa

BIOGRAPHIE SUCCINCTE : De son vrai nom, Kinnosuke Natsume, l’auteur naît et meurt à Tokyo (1867-1916). Il a étudié en occident et a ainsi toutes les cartes pour juger des transformations à l’œuvre au Japon. Après des études d’anglais et d’architecture, il se consacre à l’enseignement. En 1888, il prend le pseudonyme de Sôseki – « celui qui se rince la bouche avec une pierre ». En 1905 il obtient la célébrité avec son roman « Je suis un chat » , suit Botchan et Oreiller d’herbe. Romancier et nouvelliste, il est aussi l’auteur de plus de 2500 haïkus. Considéré comme l’un des principaux écrivains classiques du Japon, il accompagne et interroge le choc culturel occidental, lui qui est né un an avant l’ère Meiji correspondant à une modernisation accélérée (pendant le règne de l’empereur Mutsuhito entre 1868 et 1912).

Oreiller d’herbe est un livre très court, un roman-poème qu’on peut lire et relire en trouvant toujours du charme, de la profondeur et en rejouer la lecture à la faveur des 28 peintures reproduites dans ce Piquier poche envoûtant qui permet de comprendre le chemin parcouru par le Japon jusqu’à ce jour. Prochain livre dont j’envisage la lecture : Botchan sur le sujet de l’enseignement… J’ai hâte ! Sôseki est un observateur puissant du bouleversement culturel profond induit par les rapports de force de l’époque. Il est pleinement de notre temps.

Autres citations :

« Une partie de la marée de sang qui allait teindre de rouge la plaine de Mandchourie s’échapperait peut-être des veines de ce jeune homme. Ou fumerait à la pointe du long sabre attaché à ses reins. Pourtant, il se tenait assis à côté d’un peintre qui ne reconnaissait dans la vie que la valeur du rêve. Nous étions si proches l’un de l’autre qu’il m’aurait suffi de tendre l’oreille pour percevoir les battements de son cœur. »

« Ainsi, puisque le monde dans lequel nous vivons est difficile à vivre et que nous ne pouvons pas pour autant le quitter, la question est de savoir dans quelle mesure nous pouvons le rendre habitable, ne fût-ce que la brève durée de notre vie éphémère. C’est alors que naît la vocation du poète, la fonction du peintre. Quel que soit son art, l’artiste apaise le monde, il est précieux en ce qu’il enrichit le cœur de l’homme. »

« Si on pouvait donner une définition de l’art sans quitter la base étroite des sentiments naturels, l’art est la cristallisation de ce désir, enfoui dans le cœur des hommes éclairés que nous sommes, d’éviter le mal et œuvrer pour la justice, fuir les errances pour marcher droit, venir en aide aux faibles et renverser les forts – mû par la volonté de ne pas plier devant l’injustice, l’art réfléchit la lumière éclairante du soleil. »

Notes avis Bibliofeel, octobre 2025, Sôseki, Oreiller d’herbe ou le voyage poétique

*L’amiral Perry abordant en 1854 avec une puissante flottille avait forcé l’ouverture commerciale du Japon. Perry avait offert à la délégation japonaise un train miniature, un télégraphe et une histoire de la guerre du Mexique contenant des gravures du bombardement de Veracruz par la marine américaine sous son propre commandement. (Source wikipedia)

8 commentaires sur “SŌSEKI, Oreiller d’herbe ou le voyage poétique

  1. Bonjour Alain, j’avais moi aussi beaucoup aimé « oreiller d’herbes  » mais il m’en reste peu de souvenirs. Par contre je me souviens assez bien du « pauvre cœur des hommes » qui est aussi un très très beau roman mais peut-être plus sombre que celui-ci. Merci de parler de Sôseki ! Excellente journée à toi 🙏🌞😊

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    1. Clair obscur ? Pour ma part je viens de terminer « 33 petits tours… » 😀. Merci pour ce formidable cadeau littéraire. J’ai adoré votre livre ! Je relis ma chronique et la poste demain. Bonne journée à vous !

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