Éditions du Lointain
342 pages
Publié en avril 2024

Avant toute chose, Jardin d’exil est un beau roman et un peu plus que cela, il peut être un roman historique, scientifique voire même philosophique. C’est une fusée rapide et puissante à plusieurs étages dont le premier relate la reprise de contact d’Alejandro avec sa sœur Laura alors que celle-ci est atteinte d’une leucémie myéloïde fulgurante. A son contact il renoue avec leur complicité d’enfance et décide de tout faire pour l’aider dans cette lutte engagée pour la survie. Deuxième étage avec l’ambiance thésard, avec médecins, biologistes, archéologues… Alejandro est entouré de chercheurs, lui-même a soutenu sa thèse et rencontré Sacha à Jérusalem qui lui demande son aide afin d’étudier un objet dérobé dans le musée du Caire lors du soulèvement du printemps arabe en 2011.
« Je te rassure, je ne vais pas te demander de t’occuper d’une tombe ou d’une statue, mais d’un minuscule objet. Un coffre métallique dans lequel est préservé un petit trésor : le journal intime d’une jeune Alexandrine de l’époque byzantine. Il s’agit d’une jeune fille de bonne famille qui s’appelle Aemilia. Je ne vais pas tout te dévoiler, mais sache qu’une surprise de taille se cache dans ce tas de papyrus. Notre chère Alexandrine a en effet croisé sur son chemin la jeune Théodora qui n’était pas encore la grande impératrice que l’on connaît. »
L’auteur manie habilement l’histoire de Laura et Alejandro sur fond épistolaire, entre des personnages éloignés géographiquement (Son ami Sacha est en Égypte, bloqué par le mouvement de révolte), ou ayant vécu il y a bien longtemps (journal d’Aemilia dérobé au musée du Caire). Yanis Al-Taïr met en scène le destin croisé entre Laura et la jeune femme du monde antique, habitant Alexandrie en l’année 519. Les liens invisibles constituent une belle approche littéraire et symbolique, l’engouement pour l’histoire d’Aemilia aide Alejandro à affronter la tragédie vécue par sa sœur.
Troisième étage, où il est question de destin, à travers la paléontologie pour étudier les générations passées (d’où l’on vient), et aussi se projeter au cœur de la matière, dans le domaine de la physique, avec des découvertes récentes dont on mesure encore mal la portée et le sens (y-a-t-il un sens ?). Tâche immense de rendre compte du monde, jardin d’Éden et aussi jardin d’Exil, Espagne, Maroc, Iran sont évoqués… Observer jusqu’au cœur de la matière l’espace infini, rêver de communiquer avec ceux dont nous sommes issus, abolir le temps… Le récit magnifie la science et l’accroissement des connaissances sans être béat. Le mystère, dans lequel s’engouffre les charlatans les plus variés, reste entier, dit l’auteur.
Vers la fin du roman, alors qu’il utilise des techniques sophistiquées au laboratoire de Jean-Yves, afin d’avancer dans l’analyse du journal d’Aemilia, l’auteur décrit les liens invisibles des plus fines particules de la matière. Les récentes découvertes de la mécanique quantique sont tout à fait étonnantes. Il parvient à donner une idée de l’intrication quantique dans son roman, ce qui constitue une belle prouesse. En gros, lorsque deux objets quantiques interagissent l’un avec l’autre, leur destin s’entremêle et leurs propriétés restent liées même s’ils sont séparés par une grande distance.
« La physique quantique, cette porte entrouverte par la science continuera donc d’alimenter bien des fantasmes et d’inspirer bon nombre de charlatans. »
Ce sont des questions qui m’ont toujours intéressé et j’observe l’accélération incroyable des connaissances par rapport aux cours de physiques suivis il y a quelques décennies. Le roman n’esquive pas les questions complexes, scientifiques et philosophiques, voire religieuses liées aux propriétés de la matière. Elles constituent un cadre dont on aurait tort de se priver même si l’auteur est excellent dans la partie roman avec une mention spéciale pour la qualité des portraits et de quelques scènes érotiques sans rien de scabreux… On n’oubliera pas de sitôt la scène étonnante où Alejandro et Mathilde font l’amour après s’être introduits illégalement dans les ruines de Pompéi après la fermeture du site…
J’ai aimé suivre Alejandro dans sa relation avec sa sœur et dans sa quête afin de découvrir qui étaient les deux femmes dont la vie apparaît dans le journal d’Aemilia. Le style est fluide et cela m’a amusé de trouver de temps à autre des mots érudits ainsi que des images surprenantes. On parcourt le monde entier ou presque, croisant José Luis Borges et le poète persan Omar Khayyâm. Nous sommes tous en fait dans des jardins d’exil, où l’aventure est belle, où la curiosité peut s’exercer dans le temps et dans l’espace, puisqu’on peut se projeter de l’antiquité à l’époque actuelle et au plus infime de la matière, dans un intense désir de vie et de rêve. La clé du roman est peut-être à trouver dans le titre de la première partie « Sens du rêve ou rêve de sens ». Dans une période où l’introspection, l’évocation des générations passées est partout à l’honneur, il est intéressant de lire ce roman kaléidoscope. A recommander à tous les esprits curieux. J’espère qu’il y aura bientôt un second roman… Et, peut-être, suivre à nouveau Alejandro dans nos jardins d’exil ?
» Auteur né à l’aube des années 80, à Rabat, Yanis a passé ses jeunes années au Maroc, en France et aux États-Unis. Cette ouverture vers le monde a éveillé son attrait pour les langues, à l’art et aux cultures du monde entier. Curieux de tout, il a longtemps hésité entre des études littéraires et scientifiques. Il opta finalement pour ces dernières, en obtenant un diplôme d’ingénieur centralien, sans jamais oublier sa passion de jeunesse. »
Autres citations :
« Des cris et des pas d’enfant sur le plancher d’en haut comme un appel à la vie. J’écoute ces merveilleux petits bruits naïfs, juste récompense au premier arrêt maladie de ma jeune carrière. La joie inépuisable des enfants est peut-être l’une des plus belles preuves de l’imperfection du monde créé par les adultes. »
« Je manquais selon lui à mon vrai devoir, m’occuper des vivants. Ces vieux morts ne méritaient pas mon attention. On voulait bien s’en soucier oui, mais d’autre le feraient très bien à ma place. C’était du gâchis, voilà le fond de la pensée de mon père. Mais à trop raisonner de cette manière, utilitariste et court-termiste, tant de choses pouvaient nous paraître superflues : l’art, la philosophie, la spiritualité. Et combien, cette vie serait triste et ennuyeuse sans ces précieuses lanternes ! L’étude des corps anciens permettait d’illuminer ceux encore en vie. J’en étais convaincu. C’était tout aussi nécessaire que de s’occuper des vivants. »
« J’admirais avec discrétion son profil régulier, son petit nez droit, son menton bien dessiné, ses lèvres qui tétaient le rebord arrondi du goulot de bière que je rêvais d’effleurer à mon tour. Et alors que nous discutions de son sujet de thèse sur les châteaux cathares, je découvris en l’espace d’un instant la vraie Mathilde : impulsive et imprévisible. Elle m’interrompit et s’exclama : « Et si on se baignait ? »
« La fureur du monde ne s’arrêtera jamais, mais ce poème nous suggéra toujours un ailleurs possible. Et qui sait ? À force d’explorer ce monde alternatif, poétique, peut-être influencera-t-il le nôtre ? Apaiser les souffrances, n’est-ce pas là le rôle premier de tout art, et celui en particulier des arts premiers ? Se souvenir de l’abondance des troupeaux de bisons ou de mammouths pendant les longues soirées d’hiver devant le feu jamais éteint, galopant sur les murs de sa grotte. Porter autour du cou le symbole de sa tribu. Écouter les chants qui accompagnent le mort dans sa dernière demeure. La médecine rend possible la guérison quand l’art explore les possibles. Si la médecine nous répare, l’art nous soigne. Mais l’art, cette révolution du vide – que d’un rien, tout peut émerger – peine à exister dans un monde où l’on vit de réplication, de répétition et de standardisation. Car l’art, par définition, ne se répète jamais, il se renouvelle sans cesse et c’est précisément pour cette raison qu’il peut nous changer. »
Notes avis Bibliofeel, novembre 2025, Yanis Al-Taïr, Jardin d’exil

Lu il y a quelques temps.
Pas du tout convaincue a la lecture et ne m’a laissé aucun souvenir
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J’ai retrouvé deux facettes que je connais bien, cela m’a fait aimer ce roman : L’une c’est une carrière en biologie et l’autre, une passion littéraire depuis l’enfance. Visiblement je partage cela avec l’auteur ce qui m’a permis d’être en communion avec son personnage, Alejandro. Et puis il y a le tourbillon, l’enthousiasme d’un auteur encore proche de sa jeunesse. Je ne cherche pas à te convaincre, chacun a ses lectures à un moment donné et aussi selon son passé.
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Les mots polyculture et polyphonique naissent en mon esprit à la lecture de votre article. Un bémol pour l’association que je trouve incongrue de l’union des corps sur un site archéologique… Brrr, ce développement ne me dit rien qui vaille… Mais la valeur thérapeutique de l’art m’est tout à fait perceptible. Vous, vous avez trouvé votre originalité dans le blogging littéraire : proposer la complémentarité de l’audition en analysant votre ressenti de l’oeuvre. Avec le trio Svensson vous m’avez ouvert une fenêtre sur un panorama auditif intéressant ( la fin m’a un peu… « piqué les oreilles » mais les deux tiers m’ont bercée dans un entre-deux agréable, entre rythme et paix). Décidément vos articles m’emportent comme cette fusée à trois étages habitée par des chercheurs, doctorants et thésards comme j’en connais, en constante réflexion sur notre existence. Encore un article polymorphe pour nourrir ma pensée personnelle !
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Merci pour votre lecture si attentive et bienveillante. La version studio du trio Svensson (souvent nommé E.S.T), magnifique album intitulé « Seven days of falling » n’a pas ce défaut mais j’aime bien les versions live avec leurs imperfections, plus proches de nous ainsi. Merci et belle journée… si ce message vous parvient, ce que je ne suis pas certain puisqu’il apparaît en « anonyme »…
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Si si je l’ai eu… Mais dans le cadre du lecteur WP et non dans mes annotations ! Encore une bizarrerie WP dont j’ignore la raison ! Passez une excellente semaine ! Emojis notes de musique et pile de livres !
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Beau comme le morceau de EST depuis longtemps dans une de mes playlists.
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Oui, j’adore cet album et j’étais ravi de le retrouver dans le récit. Yannis El-Taïr a peut-être raison quand il projette les liens invisibles des quarks aux humains ?
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Du quantique dans un roman, et qui reste abordable par le commun des mortels ? Jolie prouesse.
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