Éditions Grasset, publié en août 2025
384 pages

Avril 1970, un jeune en rupture familiale quitte Lyon. Il rêve de partir à Ibiza ou Katmandou. Il se fait appeler Kells, un pseudo pour s’accrocher à quelque chose, lui l’enfant martyr, battu par son père. Kells c’est en grande partie Sorj Chalendon. Il nous dit en quatrième de couverture « Le livre de Kells est aussi l’histoire d’une jeunesse engagée et d’une époque violente. J’y ai changé des patronymes, quelques faits, parfois bousculé une temporalité trop personnelle, pour en faire un roman. La vérité vraie, protégée par une fiction appropriée. » Son père, il l’appelle l’Autre, raciste, antisémite, qui ne voulait pas qu’on apporte de livres chez lui, affirmant « Les bouquins, c’est fait pour t’empêcher de penser par toi-même ! ». Il y en a seulement deux, exposés dans une vitrine sous le téléviseur : une biographie d’Adolf Hitler et un ouvrage sur les Waffen SS.
Le début du récit, consacré à la fuite de l’appartement familial est magnifique, ouvrant tout les possibles. Kells (Jorg) a à peine 17 ans. Sa mère – terrible tableau de cette femme soumise à une brute, quasi esclave – lui donne en cachette « un voltaire » (un billet de 10 francs de l’époque), qu’elle a dû voler à l’argent du couple. Il n’a pas de point de chute et se retrouve à la rue, dormant sur les bancs, dans les caves d’immeubles, sur les paillassons des derniers étages.
La rencontre avec ceux qu’il nomme « les copains » va tout changer. On est à la page 177, une page qui fait du bien au lecteur tellement l’auteur est parvenu à nous faire goûter jusqu’à la nausée au cauchemar de la rue – La nausée de Sartre est un des trois objets qu’il conserve dans son sac à dos avec une carte reproduisant une gravure médiévale et une photo de guignol… Marc, Yves, Daniel vont l’aider, ils vont tout lui réapprendre. Ils militent dans un groupe d’extrême gauche, des maos de la Gauche prolétarienne. Les militants jouent sur deux tableaux : les mots (ce sont des étudiants, des profs qui en sont souvent les dirigeants, ils veulent éduquer, expliquer, convaincre…), et les poings (punir, effrayer, éliminer). La GP est alors une des mouvances très active de l’après 1968 à côté de bien d’autres groupes « gauchistes ». Ces minorités agissantes discutent beaucoup, chacune de leur côté, et pratiquent volontiers le coup de poing sur les fachos ou les royalistes.
Il est plutôt bien tombé Kells, il a une chambre à lui, puis un travail, des copains, un cadre stable qui le rassure après presque une année à la rue. La suite aurait pu être bien différente. Il l’écrit avec humour :
« En quittant Lyon, j’étais fragile, inquiet, tout seul. Tourner à droite ou à gauche sur le trottoir aurait pu changer mon destin. J’aurais suivi n’importe qui. Les adorateurs de l’Oignon, l’Association fraternelle des mangeurs de Grattons lyonnais, me soumettre au gourou d’une Église sectaire. J’aurais pu suivre les Hare Krishna jusqu’au Népal, les hippies jusqu’au délire, la drogue. Je cherchais un père, une mère, une attention, un regard, une raison de continuer. »
Je découvre cet auteur et le style me plaît, c’est un vrai plaisir de suivre cette autobiographie romancée. Sorj Chalandon écrit très bien… et je le trouve excellent quand il part en impro totale mais il est aussi très bon pour décrire des personnages et rapporter leurs joutes verbales. La description de la carte reproduisant une enluminure du livre de Kells, envoyée par son ami Jacques de vacances en Irlande, vaut le détour :
« Moi, j’ai été sidéré par sa beauté. Ses enluminures, la complexité de ses entrelacs, la puissance humble et noble des couleurs. Ni feuille d’or, ni paillettes d’argent, rien de la pompe ou de l’orgueil, le dépouillement. Brun de terre, vert émeraude, noir de suie, rose peau, mauve glycine, ces jaunes que la nature offre, ces rouges qui disent le sang, ce bleu de roche. Et puis ces êtres enlacés, ces oiseaux, ces chiens, ces démons à cornes, ces lions ailés, ces animaux légendaires, ces monstres prisonniers de volutes, comme lutant pour leur vie dans un nid de vipères. »
Autre passage « sidérant », son trip sous LSD. Dix-huit pages d’une prose insensée comme ce poison injecté qui fait son effet irrémédiablement dans le corps de Kells. « – C’est comme un empoisonnement. Une fois dans ton sang, c’est lui qui mène la danse. » J’ai aimé qu’il introduise sa mère dans une hallucination, lui faisant jouer le rôle de sœur de combat d’Angela Davis, lui inventant une autre vie.
« La ville ressemblait à une mauvaise réception de téléviseur. Avec des vagues de haut en bas, sans cesse, des rouleaux de couleurs, de blancs, de noirs, et ces fils par millions qui striaient tout, de la terre jusqu’au ciel. J’évitais les yeux des autres, j’avais compris que, comme le rire, le regard avait une couleur. Et que tous ces filaments torsadés, ces fibres luisantes, n’étaient que des regards perdus. Le souvenir errant de tout ce que nous n’avions pu voir, regardé en face ou avions quitté des yeux. »
Douzième roman de Sorj Chalandon mais première fois où il expose directement ses années de galère et ensuite de découverte de l’action politique, avec expéditions punitives et une certaine tentation du terrorisme…. L’Enfant de salaud, l’Enragé (titres explicites de ses précédents livres) devient par la suite un intellectuel reconnu, un écrivain prenant du recul sur sa vie et sur ses engagements. On a un peu de mal à suivre les débats politiques de l’époque, le rejet sectaire de tous les autres ou presque, ennemis à punir par tous les moyens ou syndicats et partis de gauche accusés de trahir la classe ouvrière. La deuxième partie constitue un document imparfait et d’une certaine façon partiale dans ses oublis, avec une grande place au point de vue des copains, reconnaissance compréhensible pour ceux qui l’ont sorti de l’enfer des rues, d’une enfance volée. Elle documente une histoire, une époque pas si souvent évoquée de l’après 68, la contestation toujours à un niveau élevé dans le pays.
Le chemin parcouru interroge et on imagine ces jeunes perdus dans la crise sociale actuelle pouvant tomber sur n’importe quoi, n’importe qui pour être reconnus, pour continuer malgré tout à vivre. En 1973, Kells (Sorj Chalandon) participe à la création du quotidien Libération, première digestion de la contestation radicale de la Gauche prolétarienne ou continuation de la lutte par des moyens plus pacifiques ? On pense en fermant le livre que la digestion se poursuit avec la mainmise des milliardaires sur la quasi totalité de la presse et de l’information… Mais ça c’est une autre histoire qui n’est pas contée ici.
Des enluminures du livre de Kells irlandais – manuscrit médiéval luxueusement illustré, un évangéliaire rédigé en l’an 800 par des moines conservé à Dublin – jusqu’au journal Libération, la rentrée littéraire propose un voyage pas banal qui sort des thèmes habituels et il faut bien le dire souvent répétitifs. C’est le premier livre lu de cette rentrée littéraire et un très bon choix pour moi ! Je conseille sans hésiter.
Notes avis Bibliofeel, septembre 2025, Sorj Chalandon, Le livre de Kells

Les livres de Sorj Chalandon sont très appréciés par la critique. Il a eu le prix Goncourt des lycéens et un prix de l’académie française. Il fait parti des écrivains que je veux lire même si le sujet de ce livre paraît très dur. Tu dis avoir du mal à comprendre le sectarisme des débats de cette époque. Je me rappelle très bien la grande intolérance et violence des débats idéologiques de cette époque. On l’a un peu oublié pour récrire l’une vision plus love and peace de ce moment.
Le livre a l’air vraiment bien et en même temps être un portrait des années 68 et suivantes.
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Il y a un vrai talent d’écrivain dans ce roman. Dans le roman de Sorj Chalandon, le débat n’est pas le sujet, tout est centré sur sa rédemption par l’inclusion dans le groupe militant. La réalité historique mérite d’être complétée par d’autres visions plus larges. Merci pour ton témoignage. Et je confirme, le livre est vraiment très intéressant !
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J’ai vu le film « Le quatrième mur » d’après le livre de Sorj Chalandon (excellent) et à une époque, je me suis intéressée au Livre de Kells donc, il va me falloir lire ce livre… 😉 Belle journée !!
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J’ai raté ce film ou plutôt ce n’était pas le bon moment pour l’aborder. Ton commentaire et la découverte du dernier livre de Sorj Chalandon me donnent envie de réparer ce loupé. Merci pour ton retour et belle journée également !
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Très, très belle chronique. 🤩 je le lis tout bientôt.
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Ah… Merci beaucoup ! Me voilà bien motivé pour continuer mes petits avis de lecture. Je vais guetter votre avis sur ce roman… 🧐
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Je crois bien que Sorj Chalandon devient un incontournable pour moi. Merci pour ce beau retour pour un roman si sensible !
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Merci à vous pour ce commentaire bien sympathique… 😄
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J’avais beaucoup aimé ses premiers vrais romans, moins ses ouvrages suivants plus journalistiques.
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Je n’en ai lu aucun auparavant… J’aime beaucoup quand je ne sais absolument pas qui se présente devant moi, dans les pages du livre. Celui-ci est un vrai roman même si le passé de l’auteur prend une énorme place. L’écriture est brillante et j’y reviendrai bientôt, peut-être bien avec l’enragé…
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Les extraits que tu présentes donnent envie de le lire. Cette belle écriture me parle et puis aussi le parcours de rupture de cette personne. Envie de découvrir les dialogues avec ses « initiateurs » de rue. Qu’est ce qui fait qu’on ne bascule pas du mauvais côté est un mystère. Je crois à cette lumière intérieure qui
veille. Merci pour cette découverte et je regarderai grâce au commentaire de Yolaine le film » le quatrième mur ». Bonne rentrée Alain.
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Son père bien facho le battait en l’insultant en allemand, selon ce que j’ai entendu dans une interview. Cela peut aider à choisir son camp… Bon dimanche Alan !
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Il y a vraiment des gros malades. Choisir son camp est vite fait et vital.
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